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il proposait de rejeter en Asie ces mêmes Turcs. Cette intolérance était un reste de l’esprit des croisades : l’Europe chrétienne se croyait volontiers souillée par la présence des infidèles. Toutefois, si l’on parlait de déposséder les Ottomans, on ne songeait pas encore à se mettre en leur place. Cette dernière idée, dont on entrevoit le germe dans le Consilium Ægyptiacum de Leibnitz (1668), ne vint à maturité que plus tard, après le premier partage de la Pologne. On commence alors, à Vienne, à Paris et à Pétersbourg, à tourner autour de cette politique, que formule nettement en France, en 1788, le célèbre opuscule de Volney : Considérations sur la guerre des Turcs; mais le plan de Volney, qui consistait à démembrer la Turquie au profit exclusif des deux puissances alors en guerre avec elle, la Russie et l’Autriche (la France, par égard pour un ancien allié, se mettait hors de cause), ne peut recevoir son exécution, et la Turquie continue de vivre.

Plus tard, d’autres idées prévalurent. L’existence de l’empire ottoman, regardée longtemps comme une honte ou comme un péril pour l’Europe, parut au contraire un contre-poids indispensable à son équilibre. Il ne s’agit plus de renverser le vieil édifice, mais de l’étayer. Un sultan réformateur, Mahmoud, déblaya le terrain en se débarrassant des beys et des janissaires. Après lui, le hatti-cherif de Gulhané jeta les assises d’une nouvelle Turquie. Ceux qui visitèrent Constantinople vers ce temps (1839-1845) demeurèrent frappés et séduits; ils crurent que le vieil islam, malgré son immutabilité apparente, n’avait pas dit son dernier mot, et qu’il allait se régénérer par une plus large interprétation du Coran. Vingt ans se sont écoulés depuis ce moment. Le fils aîné de Mahmoud est mort, précédé au tombeau par la plupart des vieux conseillers de son père, Khosrew, Rechid-Pacha, Ahmed-Fethi; un nouveau sultan, Abdul-Aziz, a ceint le sabre d’Osman. Le hatti-huinaïoun du 18 février 1856 a renouvelé les promesses du hatti-cherif du 3 novembre 1839, et les mandataires de l’Europe, réunis dans un congrès solennel, ont donné acte à la Porte de cette déclaration. Cependant la Turquie est encore à peu près ce qu’elle était à la veille de la guerre d’Orient. En dépit de quelques changemens, le progrès y est plus apparent que réel. A coup sûr, son gouvernement est animé de bonnes intentions, mais a-t-il les moyens d’y donner suite? Le pays a des tronçons de chemins de fer et point de routes; le gaz éclaire la nuit les rues de Péra, mais les malfaiteurs vous y détroussent en plein jour; la valeur des importations et des exportations a triplé, mais le commerce est tout entier dans les mains des étrangers. Depuis deux ans, le gouvernement publie un tableau des recettes et des dépenses, mais le trésor est toujours vide. Quant aux Turcs, ils ne sont devenus ni pires ni meilleurs;