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des derniers représentans de cette forte génération : c’est un vieillard qui compte aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, de haute taille, maigre, sec, à l’air grave et taciturne. Il se nomme Uzum-Mirko. Il assistait à la prise de Belgrade le jour de la Saint-André (30 novembre, v. s.) 1806, et plus tard il fit partie de la députation qui fut envoyée au congrès de Vienne pour solliciter l’intervention des puissances en faveur des Serbes. Comme je rappelais le souvenir de ces grands événemens en le complimentant sur la part qu’il y avait prise, il me répondit ces paroles dignes d’un Spartiate: « J’ai fait mon devoir. » De même, à Michar, les Serbes, au nombre de huit à neuf mille, avaient devant eux toute l’armée turque, commandée par le séraskier; celui-ci somma Kara-George de livrer ses armes : « Viens les prendre! » dit le guerrier serbe, répétant, sans le savoir, le mot de Léonidas.

Le nom et les exploits de Kara-George ont retenti dans l’Occident. Napoléon, dont l’attention était sans cesse ramenée sur l’Orient, songea en plus d’une occasion à nouer des rapports avec le hardi chef de partisans qui avait affranchi son pays, et dont les états touchaient presque ses nouvelles possessions. Il lui adressa, vers 1807, une lettre que mentionne seul M. Blanqui dans son Voyage en Bulgarie, et provoqua l’envoi d’une députation serbe à Paris; mais les idées de Napoléon sur l’Orient n’étaient pas nettement arrêtées et flottaient d’un extrême à l’autre : il accueillit les députés avec de grands égards, leur remit un sabre d’honneur pour Kara-George, et l’affaire en resta là.

Esprit mobile aussi, enthousiaste, enclin au mysticisme, le tsar Alexandre avait plus de fixité dans les vues, du moins en ce qui concerne l’Orient, à l’égard duquel il existe à Pétersbourg une tradition politique suivie sans interruption depuis Pierre le Grand. Kara-George, délaissé par la France, se tourna du côté du tsar, et telle fut l’origine de l’influence que la Russie a longtemps exercée en Serbie.

Quelques bataillons russes pénétrèrent dans la vallée de la Morava, et vinrent renforcer la petite armée de Kara-George. Réduite à ces faibles proportions, l’intervention russe en Serbie n’eut d’autre résultat que d’exaspérer les Turcs et de préparer les terribles représailles des années 1813 à 1815. Bientôt d’ailleurs la Russie eut besoin de toutes ses forces pour résister à Napoléon; elle traita avec la Turquie (paix de Bucharest, 1812), en abandonnant ses nouveaux alliés. C’est alors que, pour la première fois, Kara-George paraît douter de lui-même et de la réussite de ses projets; le découragement s’empare de lui; il semble que son génie l’ait abandonné; il se trouble, il hésite, et un jour, — date funeste! — pris d’une sorte de vertige, et non pas, comme le dit l’épitaphe, par l’effet des intri-