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La vieillesse, l’exil, l’ont endurci plutôt que plié. Son esprit n’était pas de ceux qui s’ouvrent aux leçons de l’adversité. Au lieu de méditer sur les causes de sa disgrâce, il n’a cherché qu’à prendre sa revanche contre le sort; il a conspiré, il s’est enrichi. Lorsqu’il reparaît sur la scène, hommes et choses, tout s’est modifié; lui seul est resté le même, tout entier avec ses idées, ses passions d’autrefois, que l’âge n’a fait qu’aiguiser. Il est donc comme isolé de ce peuple dont l’âme vivait jadis dans la sienne; les regards se tournent d’un autre côté; il est le passé, un autre est l’avenir.

Pour retrouver dans toute son originalité cette figure historique, prenez-la non pas à Topchidéré et à Belgrade, mais à Kragouiévatz, dans ce konak où Miloch résida pendant toute la durée de son premier règne, et que la munificence de son fils a transformé en une sorte de caravanseraï où sont logés et hébergés les voyageurs de distinction. Le konak est un enclos assez spacieux, entouré de palissades à la manière serbe, et bordé d’une série de bâtimens dont la plupart servent aujourd’hui de magasins pour l’artillerie. A droite, quand on a dépassé le corps de garde, on aperçoit le palais habité anciennement par la princesse Lioubitza, mère du prince régnant. En face, de l’autre côté de la cour, s’élève un second bâtiment à un seul étage, en bois comme le premier : c’est le konak proprement dit, la résidence favorite de Miloch. A Belgrade, le voisinage des Turcs, la présence des consuls, lui imposaient une sorte de contrainte; ici il avait au contraire ses coudées franches; nulle autorité ne gênait la sienne; il était le maître et le faisait sentir. J’ai parcouru avec émotion ces lieux, témoins de la plupart des scènes de la révolution serbe. C’est là, dans cette vaste salle du premier étage, disposée en forme de sclamlek, d’où le regard embrasse toute la vallée de la Lépénitza, que Miloch recevait ses visiteurs. C’est là que ce paysan illettré tenait tête aux plus rusés diplomates, témoin ce fameux entretien avec le prince Dolgorouki (1835), rapporté par M. Thouvenel dans son Voyage en Hongrie[1], et où, comme aurait dit Montaigne, les deux interlocuteurs se peignent au vif. Je croyais entendre le vieux Miloch, poussé à bout par d’insolentes menaces, répondre à l’envoyé du tsar : « Monsieur, que je doive mon titre à la Russie, à la Porte ou à moi-même, je ne reconnais à personne le droit de l’outrager. Si vous devez régner en Serbie, apportez-moi un firman, je me soumettrai. » A côté de cette même salle est un grand cabinet avec une table de bois grossier au milieu, et quelques chaises garnies de paille. C’était là que le prince avait établi sa chancellerie, que dirigea pendant de longues années l’historien Démètre Davidovitch, originaire du Sirmium (Serbie autri-

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1839.