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côté tous les événemens qui n’ont pas un rapport direct avec ce sujet[1].

Je me suis souvent demandé pourquoi l’Occident au XVe siècle n’avait pas secouru l’Orient chrétien, pourquoi il avait laissé tomber Constantinople au pouvoir des Turcs. Plusieurs choses expliquent ce cruel et impolitique abandon. — En premier lieu, l’enthousiasme des croisades s’était amorti ; l’esprit de conquête et d’établissement en Orient l’avait corrompu. Le zèle qui au XIIe siècle poussait les croisés vers le saint tombeau n’était plus qu’une tradition populaire et poétique. La tradition inspirait les poètes ; elle ne créait plus d’armée. — Les principautés et les seigneuries que les Latins avaient conquises en Orient ne servaient point à défendre l’Orient contre les Turcs, elles l’affaiblissaient plutôt par deux causes : d’abord les princes et les seigneurs latins de l’Orient étaient sans cesse divisés et en guerre les uns contre les autres ; de plus, ils avaient les Grecs pour ennemis. La prise de Constantinople en 1204 avait transformé en conquérans et en usurpateurs ces croisés que les populations chrétiennes avaient d’abord accueillis comme des alliés et des libérateurs. — Enfin le schisme qui séparait l’église grecque de l’église romaine faisait qu’entre les Latins et les Grecs les haines religieuses s’associaient aux antipathies de mœurs et d’idées. Les Grecs n’imploraient le secours des Latins que lorsqu’ils se sentaient réduits à la dernière nécessité ; les Latins, de leur côté, faisaient payer leur secours en imposant l’union des deux églises, c’est-à-dire la domination de l’église romaine, ou en exigeant des cessions de territoire et des privilèges commerciaux qui affaiblissaient d’autant les Grecs. De là entre les Grecs et les Latins une haine vivace qui faisait que les malheurs des Grecs touchaient peu l’Occident, et que les secours des Latins inspiraient peu de reconnaissance aux Grecs. Il aurait fallu qu’à défaut de commisération pour l’Orient chrétien, l’Occident comprît quel danger il y avait pour lui à laisser les Turcs s’emparer de Constantinople. Ce danger ne fut compris qu’après l’expérience.

Si l’on veut reprendre dans l’histoire les trois causes que je viens d’indiquer, on verra bien vite comment, dès le milieu du XIIIe siècle, l’Europe ne retenait plus des croisades qu’un souvenir inefficace, cher au peuple et aux poètes, mais incapable de pousser encore l’Occident à Jérusalem, — comment l’esprit de conquête et d’aventure féodales avait remplacé la pieuse ferveur du XIIe siècle, — enfin comment les efforts que firent plusieurs fois les deux églises pour se rapprocher l’une de l’autre, échouant toujours, n’aboutirent qu’à les rendre plus ennemies l’une de l’autre.

  1. Voyez sur l’état de la question d’Orient de nos jours la Revue du 15 septembre et du 15 octobre 1862.