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« Il y a dix ans, le nom de la France était à peine connu de nos paysans. »

Quant aux Anglais, leur politique en Orient n’a point varié depuis le temps où lord Chatham faisait à la tribune du parlement cette déclaration fumeuse : « Je ne discute pas avec celui qui ne reconnaît pas la nécessité du maintien de l’empire ottoman. » Aujourd’hui, comme il y a un demi-siècle, l’intégrité de la Turquie est aux yeux des hommes d’état britanniques la pierre angulaire de l’édifice européen, et quiconque menace cette intégrité est mis au ban de l’Europe. Le fils de Miloch, le prince qui depuis trois ans pratique cette belle maxime : « Le kniaz règne, la loi gouverne, » n’est aux yeux de M. Layard qu’un despote comme son père, conspirant avec l’étranger pour « asservir et démoraliser son peuple! » Lord John Russell emploie le même ton acerbe dans ses rapports avec le prince de Serbie[1], et il semblerait que l’Angleterre se montre plus turque dans certaines parties du Levant que les Turcs eux-mêmes. Ce qui autorise presque à le dire, c’est l’attitude des Osmanlis en présence de la situation si nouvelle que leur fait le développement de la principauté serbe et des nationalités qui se groupent autour d’elle.

A Belgrade, bien que les Turcs ne cessent d’accumuler des munitions dans la forteresse, on dirait qu’ils n’agissent que pour l’acquit de leur conscience, et que, dans leur for intérieur, ils estiment la principauté perdue pour eux. Déjà les trois ou quatre mille musulmans du Vieux-Belgrade ont émigré en grande partie dans les provinces turques limitrophes : ont-ils obéi à l’impulsion des autorités, ou bien ont-ils mieux aimé abandonner leurs demeures et leur lieu natal que de continuer à résider dans une ville soumise à la seule juridiction serbe? Qui peut le dire? Le reste habite dans l’intérieur de la forteresse, qui, outre la garnison d’environ trois mille hommes, renferme une population civile de deux à trois cents familles, familles de parias, vivant sur un perpétuel qui-vive, ressentant toutes les craintes qu’elles inspirent, et appelant sans doute de tous leurs vœux la fin d’une crise qui trouble leur existence. Le pacha lui-même, son entourage immédiat, le commissaire impérial, Ali-Bey, que j’avais connu premier secrétaire de l’ambassade turque à Paris et que je retrouvai là en proie à une véritable nostalgie, soutirent de cet isolement. Un jour de l’automne dernier, je dînais à la forteresse, où j’étais allé prendre congé d’Ali-Bey : «Ah! me dit-il, vous allez retourner à Paris; que vous êtes heureux, et que je voudrais pouvoir vous y suivre! Vivre ici, ce n’est pas vivre. Sa-

  1. Correspondence relating to the bombardment of Belgrade, p. 36 et 42.