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ramenait sans cesse vers ce douloureux sujet ? Quoi qu’il en soit, je résolus d’aller à Saverne ; comme Coriolan, je me livrais sans défense à l’inévitable pouvoir qui nous emporte dans son tourbillon. Je touchais au nœud même de ma destinée. En me rendant à Saverne, il me fallait, ou briser sans retour et brusquement avec le monde et ma femme, ou demeurer pieds et poings liés à la merci du sort le plus vulgaire. Je ne voulus point choisir entre ces deux extrêmes ; je laissai aux circonstances le soin de me donner une volonté.

Dans tous les cas, je me décidai à envoyer George en avant. Plusieurs raisons m’y déterminaient. D’abord il m’eût paru honteux de me rendre ainsi sur une première sommation. George devait sonder le terrain et voir par lui-même ce qu’il en était des allégations du baron par rapport au procès et surtout à la comtesse : mission délicate que je lui confiai à demi-mot. Un autre motif me poussait encore à retarder mon départ ; mais celui-là, je le gardais pour moi seul : c’était le désir de revoir au moins encore une fois l’inconnue de Kensington, cette charmante fille qui semblait se jouer de moi, et à laquelle je prêtais je ne sais quelles intentions mystérieuses.

Aussitôt que George fut parti, je me rendis à Greenwich. Sur je ne sais quelles vagues indications, je supposais qu’elle demeurait en cette ville. Mes recherches, et Dieu sait si elles furent minutieuses et patientes, n’amenèrent aucun résultat. Je retournai tristement à Londres, que je n’aurais pas dû quitter. J’y trouvai une lettre de George, qui me parlait de mon procès comme d’une affaire très sérieuse. Quant à la comtesse, il n’osait rien conjecturer : il savait seulement par une femme de chambre que Mme de Saverne avait des chagrins secrets et pleurait parfois lorsqu’elle se croyait seule dans son appartement ; mais en même temps il l’avait vue rire si fort de certaines histoires racontées par le baron, qu’il lui paraissait impossible qu’elle eût des peines de cœur bien profondes.

Il fallut me contenter de ces indications vagues, et je partis, disposé à me gouverner, comme les marins perdus en mer, au gré de la brise et des courans.

En arrivant à Montfort, je quittai la voiture. Il était de grand matin ; j’avais deux heures de route à pied à travers les bois, et j’étais bien aise de marcher, car pour moi le mouvement éveille la pensée, et dans ma situation j’avais besoin de cet auxiliaire : l’heure décisive semblait venue. Mon imagination, qui prend volontiers le galop, ne se fait pas faute, dans les momens difficiles, d’arranger à son gré les événemens. Elle se trompe presque toujours ; mais toujours je reviens à ce jeu décevant, qui me plaît. Qu’il me plaise ou non d’ailleurs, je ne suis pas le maître de l’éviter. Je m’irrite alors,