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propres larmes pour m’arracher un sourire de satisfaction. Je commençais à me sentir réellement aimé, et j’en fus presque attristé.

Dans ma chambre à coucher, je trouvai la nappe mise, et George la serviette au bras. Je lui dis d’apporter un second couvert pour le baron. La promenade du matin nous avait mis en appétit. Tout en faisant honneur à la cuisine de Saverne, j’aperçus à la tête de mon lit, à demi masquée par les tentures, une porte au-dessus de laquelle était peint, sur un fond gris, un amour endormi, un doigt sur la bouche. J’examinai avec curiosité ce dessin allégorique, dont je ne comprenais pas le sens. Le baron, qui semblait s’amuser de mon embarras, me fit remarquer que cette porte conduisait aux appartemens de ma femme. Je secouai la tête d’un air indifférent. Le baron sourit et se contenta de me répondre, comme la Zulietta à Jean-Jacques : Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Le café bu, j’ordonnai à George de porter dans mon cabinet les papiers relatifs au procès, et de prévenir la comtesse que je dînerais le soir même avec elle et le baron. Celui-ci prit congé de moi, et je m’enfermai avec l’intention de travailler ; mais, soit lassitude, soit dégoût pour tout ce qui concerne les affaires, je m’endormis sur mes dossiers. Je ne m’éveillai que lorsque George vint m’annoncer que j’étais servi et que la comtesse m’attendait. Je m’habillai à la hâte, et je descendis. Je trouvai au salon la comtesse en tête-à-tête avec le baron. Lorsque j’entrai, elle vint à moi en souriant. Je l’examinai avec complaisance ; sa beauté avait un caractère singulier : avec sa robe de velours à manches plates et ses grands cheveux, dont les larges tresses descendaient jusqu’à la naissance du cou, elle ressemblait à une reine Berthe sculptée dans une niche de cathédrale. Cet ensemble chaste et presque mystique me plut, et je lui adressai un mot flatteur qui fit lever la tête au baron. À table, je fus vraiment de belle humeur ; je m’avisai de faire l’éloge de la vie de famille. La comtesse, sous l’influence de je ne sais quel sentiment contraire, se mit à parler voyages et pays lointains avec le tact et l’assurance d’une personne qui aurait passé sa vie à courir le monde. Je la soupçonnai d’avoir lu tous les ouvrages qui formaient la bibliothèque qu’elle m’avait composée elle-même. Elle parut surtout se complaire dans la description des pays du nord. Je lui demandai en souriant si elle avait visité ces contrées ; elle me répondit d’un ton très sérieux qu’elle avait fait tout récemment le voyage du pôle en rêve et à deux.

Après le dîner, la comtesse nous proposa de passer au salon. — Oh ! non, lui dis-je. Cette vieille salle à manger a pour moi un charme que n’a pas votre salon Pompadour. Faites mettre un fagot dans cette cheminée de Bruges et passons la soirée ici. — Camille