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sent et fouettent l’air vivement, le taureau pousse un mugissement particulier, et le troupeau entier se précipite dans la direction du chalet, sourd à la voix des bergers, aveuglé par la peur, franchissant les clôtures, brisant et renversant tout ce qui s’oppose à son passage. La cause de cette émotion, qui peut avoir les conséquences les plus graves dans les alpages bordés de précipices, est tout simplement le bruit métallique de l’aile d’un insecte particulièrement odieux au bétail qui se fait entendre aux heures les plus chaudes de la journée, et quand le temps menace de tourner à l’orage. Aux chalets supérieurs, où l’air plus frais éloigne la cause de ces émotions, on ne ramène pas toujours le troupeau à l’étable au milieu du jour; mais on le rassemble dans un pli du pâturage, les bêtes se couchent en cercle sur le gazon fin, et forment un groupe de l’aspect le plus agréable. Le fromager arrive avec le vase à traire en bois de mélèze, et passe tour à tour sous chaque vache, qui livre sans résistance sa provision amassée depuis le matin. Dans ces pâturages aux herbes aromatiques, où elle trouve une nourriture abondante, un air pur, un exercice modéré, la vache donne par traite jusqu’à dix litres de lait. C’est plaisir que de la voir immobile et douce, ruminant mollement sa dernière bouchée d’herbe, pendant que le fromager la décharge de son fardeau délicieux.

On a remarqué que plus le bétail s’élève dans les montagnes de la Savoie, plus ses mœurs sont douces et son caractère paisible. Le taureau n’y a pas cette humeur farouche qui fait redouter sa rencontre dans les montagnes secondaires du Jura. On dirait que son tempérament se met en équilibre avec le calme solennel et la sérénité de ces régions élevées. Les soins, je dirai presque l’affection dont le troupeau est entouré, la vue continuelle du berger, de la ménagère ou du fromager contribuent sans doute plus efficacement à lui donner cette humeur tranquille. La vache n’a pas besoin de la protection que la loi Grammont accorde aux bêtes : sur ces hauteurs, les mauvais traitemens et les violences sont inconnus. Pour se faire obéir, le berger n’a qu’à se montrer sur un point élevé du pâturage, muni de sa provision ordinaire de sel : il appelle chaque animal par son nom propre, car il est d’usage de donner des noms aux vaches appartenant au même propriétaire, et aussitôt la colonne s’ébranle; rouges et noires, brunes et tachetées se hâtent vers lui et viennent prendre dans sa main le stimulant qui va les remettre en appétit. Quelquefois les instincts pacifiques sont singulièrement altérés parmi la race ovine par l’arrivée d’un troupeau étranger. Dans les vastes parcours de la région alpine, la part de chaque commune n’est pas toujours exactement délimitée, et souvent le troupeau d’une commune vient tondre l’herbe sur le terri-