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sommes les modernes et qu’ils sont les anciens. Malebranche a dit : « Les modernes peuvent savoir toutes les vérités que les anciens ont laissées et en trouver encore plusieurs autres. » Ceci est vrai pour l’art aussi bien que pour la philosophie, et je n’admets pas qu’il faille toujours et imperturbablement tourner dans le même cercle. Si M. Crauk avait à faire la Victoire couronnant les aigles romaines, quel changement apporterait-il à sa statue? Il enlèverait le pavillon du drapeau, la hampe surmontée de l’oiseau impérial figurerait fort bien une enseigne, et il n’aurait même pas à retoucher la figure. C’est là un tort qui ne manque pas de gravité, car il me paraît impossible qu’une statue puisse indifféremment servir de symbole à un peuple vivant il y a deux mille ans ou à un peuple vivant aujourd’hui, à une nation païenne ou à une nation chrétienne. C’est de la littérature, me dira-t-on; on m’accusera de demander à la sculpture plus qu’elle ne peut produire et de confondre deux arts très différens : la poésie, qui, s’exprimant par des mots, peut tout dire, et la statuaire, qui, s’exprimant par des lignes, reste forcément incapable de rendre certaines idées complexes. Je ne crois pas me tromper en affirmant que c’est d’art plastique seulement qu’il s’agit, et que la sculpture possède les moyens de donner un aspect moderne aux allégories modernes. Vouloir se restreindre absolument à l’exécution matérielle, négliger de parti-pris ou par impuissance toute tendance spiritualiste qui pourrait animer les œuvres d’art, est-ce faire acte d’artiste, et n’est-ce point plutôt se réduire souvent au rôle d’un habile ouvrier? Certes la statue de M. Crauk est de belle apparence, elle est sévère, soignée dans le détail et dans l’ensemble, elle a de la noblesse dans l’attitude, de la légèreté dans le mouvement et une certaine grâce austère : malgré la sécheresse des lignes du visage, elle est, au point de vue de l’exécution, digne de sérieux éloges; mais j’ai beau la regarder, tourner autour, admirer ses pieds charmans, ses ailes déployées, ses draperies savantes, quoique trop tourmentées, je n’y vois rien, absolument rien qui ne soit une bonne imitation de l’antique. D’où vient-elle? de Marathon, du Granique, de Pharsale, d’Austerlitz ou de Solferino? Si elle parlait et qu’on l’interrogeât, pourrait-elle répondre?

C’est cependant cette Victoire indéterminée qui est l’œuvre la plus remarquable de la section de sculpture; c’est celle du moins où l’on retrouve quelques-unes de ces hautes qualités qu’on aime à reconnaître dans une statue, et qui prouvent que l’artiste a donné à son ouvrage la plus grande somme de beauté qu’il a pu concevoir. Le style a été employé dans de justes proportions, car il en est qu’il ne faut point dépasser, sous peine de faire comme M. Cain, qui a tant cherché le style que le sujet lui-même disparaît, et que, dans l’animal colossal et rectiligne qu’il a produit, on a quelque