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jusqu’à l’épaisseur. À voir cette toile, on comprend que l’homme qui l’a peinte est un familier de la nature, qu’il l’a contemplée, qu’il l’a aimée, qu’il s’est identifié à elle autant qu’il a pu. Derrière ce général viennent les soldats ; mais, hélas ! il faut bien le dire, ce sont tous des vétérans, ce sont tous des artistes connus, sinon célèbres, et qui ne cessent de donner à la jeune génération des exemples qu’elle ne s’empresse pas de suivre. Quel mauvais génie l’aveugle donc, paralyse ses bras, et semble la condamner à des œuvres mièvres et médiocres ? Est-il donc vrai qu’il faut avoir lutté librement dans sa jeunesse pour pouvoir triompher dans les combats de l’âge mûr ?

La plupart de ceux dont je parle n’ont jamais du reste été coupables d’abstention ; à chaque salon, ils se sont montrés redoublant d’efforts pour atténuer leurs défauts, cherchant toujours une perfection plus haute, tendant sans cesse vers un idéal plus élevé, ne considérant les éloges que comme une excitation à mieux faire, et prouvant par des progrès renouvelés l’excellente volonté qui les animait. C’est ainsi que M. Lanoue arrive à exposer aujourd’hui une Vue du Tibre prise de l’Acqua Accetosa, qui est un excellent tableau. Le paysage est d’une extrême simplicité ; la verte campagne romaine, coupée par les eaux tranquilles du fleuve, s’étend à perte de vue jusqu’aux montagnes qui bleuissent à l’horizon. Le coloris, à la fois ferme et limpide, fait valoir la pureté des lignes qu’une lumière ambiante, très claire sans être criarde, semble rendre plus nettes et plus solides. Le long travail de M. Lanoue obtient enfin le succès qu’il méritait. À force de labeur et sans se décourager, il est parvenu à se débarrasser de ces teintes noires, de ces lourdeurs de faire qui autrefois déparaient ses toiles. La voie est trouvée, il s’agit maintenant d’y marcher d’un bon pas, sans défaillance, et il suffit parfois à un artiste courageux d’avoir atteint le but qu’il poursuivait depuis longtemps, pour comprendre tout à coup dans quelle direction son talent trouvera son développement complet. Nous avons tous notre voile sur les yeux ; heureux ceux qui peuvent le déchirer, ne fût-ce que pendant une seconde, car lorsqu’on sait où brille la lumière, il est facile de se diriger vers elle. Le cerveau des artistes est plein d’hésitation ; ils recherchent toujours cette clarté dont je parle. Eux qui ont conscience de leurs efforts, ils doivent souvent nous trouver injustes dans les reproches que nous leur adressons : c’est que nous ne pouvons juger que des résultats acquis, l’intention nous échappe forcément, nous ne devons du reste en tenir aucun compte ; nous avons à juger l’œuvre en elle-même, toute considération mise à part, et nous sommes vis-à-vis de leurs tableaux comme Alceste vis-à-vis du sonnet d’Oronte.