Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tablir l’état des choses qu’il aurait détruit. Et ne croyez pas qu’il s’arrêterait par scrupule devant la volonté bienfaisante de la nature ; ne croyez pas qu’il hésiterait à y substituer ses malveillances ambitieuses ou égoïstes. Je me souviens d’avoir lu dans les Mémoires de M. Guizot une conversation de lord Palmerston avec M. de Bourqueney en 1839, pendant la guerre entre le grand pacha d’Égypte Méhémet-Ali et le sultan Mahmoud. Cette conversation m’a vivement frappé par la hardiesse de lord Palmerston à disposer de la géographie au gré de la politique et contre les fins de la civilisation. Il s’agissait entre la France et l’Angleterre de savoir si on donnerait la Syrie au pacha d’Égypte, ou si on la rendrait à la Porte-Ottomane, c’est-à-dire à la barbarie impuissante et destructive. « Il faut, disait le ministre anglais, séparer le sultan de son vassal par le désert[1], » et il répétait encore ce mot dans un entretien avec M. Sébastiani : « Il faut le désert pour frontière entre le pacha et le sultan[2]. » Ainsi, de cette Syrie qui fut dans l’antiquité un des plus beaux pays et des plus civilisés du monde, lord Palmerston faisait sans hésiter un désert, pour séparer efficacement le sultan et le pacha d’Égypte. Voilà comme la politique traite la géographie.

Ne pouvant pas conquérir l’Égypte pour Venise, ne pouvant pas non plus la stériliser comme Albuquerque, Sanuto se contente de tâcher de la ruiner par son système de blocus continental. Ce système dans le Secreta fidelium Crucis se compose de deux parties : — détourner de l’Egypte vers la Syrie le commerce des Indes, — interdire à l’Egypte tout commerce d’exportation et d’importation avec l’Occident, c’est-à-dire décréter contre elle le blocus continental, tel que Napoléon le décréta de nos jours contre l’Angleterre et avec le même luxe de mesures prohibitives et de visites inquisitoriales.

Sanuto, qui est un économiste anticipé, sait bien qu’on ne peut pas détruire à volonté le commerce des états entre eux, et que si on lui ferme une route, il faut à l’instant même lui en ouvrir une autre. Comme il veut fermer au commerce des Indes la route de l’Egypte afin de ruiner l’Égypte, il veut en même temps lui rouvrir l’ancienne route de la Syrie et transporter à l’Euphrate la fortune du Nil. Les réflexions que fait Sanuto sur ce point sont curieuses et dignes d’être citées. « Ce qui fait la richesse et la puissance du Soudan, c’est le commerce de l’Inde. De la côte de Malabar, les épiceries et les marchandises de l’Inde sont apportées par le commerce dans quatre ports principaux pour arriver de là en Occident. Trois de ces ports dépendent des Tartares, qui sont maîtres de la

  1. Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 525.
  2. Ibid., p. 562.