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parfois l’image en la transmettant au cliché. La vérité toute simple est que cette façon de faire convient aux artistes, parce qu’elle est plus facile, plus rapide, qu’elle leur épargne de longues études, et enfin parce que, sous prétexte de largeur dans la touche, il est plus commode de se contenter d’un à peu près. Ils ne s’aperçoivent pas que dans ce cas ils font une étude, c’est-à-dire une figure où le ciel, l’entourage, n’ont besoin que d’être indiqués, et non pas un tableau où chaque objet doit avoir une valeur relative et concourir à un ensemble de lignes et de couleurs qui constitue ce qu’on appelle la composition. Ce reproche, que méritent tant d’artistes de nos jours, nous devons l’adresser à M. Breton, qui, dans sa Gardeuse de dindons, combine deux factures diamétralement opposées, l’une très ferme, un peu sèche, parfois même trop cernée, l’autre veule, sans consistance et indécise. Cela produit une impression désagréable qu’il eût été facile d’éviter. Le pied de la femme, dessiné et peint dans tous ses détails, touche à de hautes herbes qu’il est impossible de reconnaître : sont-ce des genêts, des tamarix ou de jeunes osiers ? Comment se fait-il qu’à la distance de deux plans si rapprochés l’un de l’autre, le peintre puisse voir d’une manière si différente ? Voilà une femme assise ; chaque pli de ses vêtemens, chaque ride de ses mains, chaque inflexion de sa chevelure, est rendu visible, presque palpable, et les terrains sur lesquels elle repose sont à peine notés par de simples frottis ! Est-ce admissible ? Ce n’est point un artifice d’art, comme on voudrait le faire croire ; c’est simplement un procédé, une ficelle, qui exclut le travail, l’étude et l’observation. Nous aurions préféré n’avoir pas à nous appesantir sur ce défaut, qui détruit l’homogénéité du tableau de M. Breton, car c’est incontestablement un des meilleurs qu’il ait jamais soumis au jugement du public. Comme je l’ai dit, la Gardeuse de dindons est assise, vêtue d’un costume journalier et usé, la tête ceinte d’un mouchoir jaune, les pieds nus, la peau hâlée par le soleil ; de la main elle soutient son visage, dessiné de profil, et son regard, levé vers l’horizon, est perdu dans une rêverie profonde comme l’infini. Une ligne bleue indique la mer, la Méditerranée sans doute, qui se confond avec l’azur du ciel. Cette femme est une paysanne ; mais, tout en lui laissant son apparence extérieure, le talent de l’artiste a su lui donner une âme, une sorte de lumière interne qui en font presque un personnage épique. La draperie des antiques statues n’est point le seul vêtement qui ait de la noblesse, et les haillons fatigués d’une femme de la campagne peuvent prendre sous la main d’un peintre habile une ampleur égale à celle des toges brodées de pourpre, sans pour cela cesser d’être des vêtemens pauvres et rapiécés. En un mot, cette figure est pleine de style ; changez le costume, modifiez l’entourage, et vous aurez une sibylle