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trois jours et entrera tout droit au paradis, mais que son mari — en enfer ira brûler ! — Je croirais volontiers que cette légende, qui se chante encore dans les provinces du centre de la France, a traversé l’esprit de M. Dauban lorsqu’il a fait la Réception d’un étranger chez les trappistes. L’étranger en effet n’est autre que Jésus-Christ, car il a dit, selon saint Jean : « Quiconque reçoit celui que j’ai envoyé me reçoit. » Jésus est debout, son air est triste, il est reçu par le père hospitalier ; mais son mouvement général manque de précision, car, en voyant le Christ, on croirait qu’il s’en va, et non point qu’il arrive. A ses pieds, selon les rites des couvens de la Trappe, deux frères sont étendus de toute leur longueur, prosternés, la tête contre terre, les bras comme écrasés sur la poitrine. Cette disposition forcée d’un personnage debout et de deux autres allongés devant lui donne à l’ensemble de la composition une apparence d’équerre qui n’est pas agréable, mais qu’il n’était point facile d’éviter, j’en conviens sans peine. Je blâmerai avec plus de raison quelques accessoires futiles, des choux, des navets, un louchet, qui sont là, je le sais, pour indiquer que les trappistes s’occupent de travaux d’agriculture, mais qui, au point de vue de l’art, n’étaient point nécessaires. Il y a aussi entre les deux mains de Jésus une différence de proportion que je voudrais voir disparaître. Ces reproches sont légers et n’ôtent rien à la valeur du tableau. La touche en est un peu lourde ; mais la coloration lumineuse, maintenue dans une tonalité blonde intentionnelle, rachète ce défaut ; l’impression générale est bonne et ne se laisse pas aisément oublier, ce qui est rare pour une toile appartenant à ce qu’on peut appeler la peinture religieuse.


IV.

Si ma pensée a été comprise, on a pu voir, par ce qui précède, que l’école française est dans un désarroi assez inquiétant. Certes les peintres dont j’ai eu à citer les tableaux ne manquent point de talent : dans leurs recherches isolées, ils arrivent parfois à trouver une forme heureuse, une composition satisfaisante, une coloration agréable, mais d’où viennent-ils, où vont-ils ? On serait fort embarrassé de le dire. En effet, ils n’appartiennent à aucun corps de doctrines, nul guide ne les dirige ; les plus forts ne prennent conseil que d’eux-mêmes, les autres, et c’est le plus grand nombre, épient avec curiosité les goûts du public et s’y conforment avec une abnégation qui bien souvent ressemble à de la servilité. C’est une armée sans chef où chacun sert au hasard de ses convictions, de ses intérêts, de ses fantaisies. Tout est devenu prétexte à peinture, ce que je ne blâme pas, car je crois que le domaine de l’art est infini ; mais