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Œdipe a gravi la montagne, il est arrivé à ce point culminant et vertigineux où il n’y a plus de retraite possible pour lui : à ses pieds, l’abîme; derrière, le rempart à pic des rochers; il est enfermé pour ainsi dire dans la fatalité ; nul ne peut l’entendre et le secourir. Dans cette étroite et implacable enceinte, il est comme un naufragé sur la mer immense; il est perdu, si les dieux ne daignent l’inspirer. Il est tranquille cependant, car sa force est en lui; il est la sagesse. Le sphinx (c’est la sphinx qu’il faudrait dire) s’est précipité sur lui, s’est accroché à sa poitrine, et face à face, à chaleur d’haleine, lui crie l’énigme. Sous l’impulsion de la bête obtuse et féroce, celui qui tua son père à la rencontre des trois sentiers a légèrement reculé : son pied droit contracté prend terre plus solidement, sa jambe gauche se replie, et de son dos, où pend le large pétase, il cherche un point d’appui contre le roc inhospitalier. Il raidit son cou pour pouvoir, de si près, mieux regarder celui qui l’interroge. A ses pieds, il a pu apercevoir les débris humains entassés dans le gouffre, il n’a point pâli; il sait que rien, si ce n’est sa propre force intellectuelle, ne peut le sauver; il ne s’est pas même mis en défense, et son bras gauche, infléchi au coude et relevé vers la tête, s’appuie sur un long javelot dont la pointe est fichée dans le sol. Le ciel est gris et semble, par ses teintes de deuil, rapprocher encore les limites de l’horizon resserré où se meuvent les personnages. Un paysage désolé, où quelques oiseaux passent rapidement, comme pour fuir plus vite ces lieux de désolation, étend les lignes imposantes de ce défilé funèbre; seul, un figuier, l’arbre consacré à Saturne qui dévore ses enfans, pousse au milieu des rochers ses branches chargées de fruits. Près de la demeure du sphinx, une cassolette fermée s’élève sur une petite colonne; un papillon, symbole de légèreté, tourne autour et va mourir; un serpent, emblème de prudence, monte lentement et circulairement vers elle.

M. Moreau n’a rien abandonné au hasard : tout ce qu’il a fait, il l’a voulu faire ainsi. Chaque partie de son tableau est raisonnée et pondérée avec un souci sérieux. La ligne ne s’égare pas, et la couleur est toujours excellente. Je ne puis que m’incliner et admirer, car voici enfin une œuvre où la pensée est égale à l’exécution. Les deux personnages sont placés précisément de profil, nez à nez, comme l’on dit vulgairement. Je sais qu’il est élémentaire de varier les attitudes des visages, et je crois que bien des peintres auraient sans hésiter opposé un trois quarts à un profil. Auraient-ils eu raison de suivre en ceci les leçons de la routine? Je ne le pense pas. Il est certain que la disposition quasi angulaire des deux figures donne aux têtes quelque chose de sec et d’aigu, mais il est incontestable que la composition tout entière y gagne je ne sais quoi de hiératique et de mystérieux qui lui constitue à première vue une origina-