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gresses du Darfour et du Sennaar qui portent sur les flancs une ceinture de verroteries; sa croupe fauve se recourbe avec des ondulations de panthère, et ses grandes ailes, d’un gris charmant, battent l’air au-dessus de sa tête. Œdipe est jeune; ses membres, encore indécis çà et là, annoncent que pour lui l’adolescence est à peine terminée; il est nu, une draperie noire descend de son épaule droite et tombe jusqu’à terre en cachant quelques parties du corps. J’aime peu le double pli que je remarque au cou-de-pied gauche et la ligne assez inexplicable que je vois au-dessous du genou. En revanche, il y a des portions traitées d’une façon de maître, entre autres le poignet et la main qui tient le javelot.

La coloration générale me paraît à l’abri de tout reproche. Les ailes grises du sphinx, se détachant sur le ciel gris, sont un tour de force comme j’en ai peu vu. L’emploi des trois rouges, celui de la draperie placée parmi les débris des victimes, celui de la ceinture du sphinx et celui de la lance, sont maniés par un homme qui a vécu dans la familiarité des maîtres vénitiens. Les accessoires, tels que le javelot, le coffret d’argent à têtes de griffon, sont d’une élégance rare, et ont été créés évidemment par une imagination nourrie de recherches, et qui voit l’art partout où il peut se trouver, aussi bien dans un bijou que dans une statue, dans une arme comme dans un tableau. Quant au dessin, il suffira, pour l’apprécier, de voir la main crispée qui, sur le premier plan, se raccroche au rocher.

A propos de cette toile et de la voie nouvelle où M. Moreau semble vouloir marcher désormais, on a parlé d’archaïsme, de retour à des traditions abandonnées; on a parlé de Mantegna, de Lucas Kranach, on a même prononcé le nom de Botticelli, je ne sais pourquoi, et enfin on a accusé M. Moreau d’avoir tout simplement essayé de faire un pastiche de ces vieux maîtres. A mon avis, si M. Moreau rappelle un peintre ancien, il rappelle Vittore Carpaccio, c’est-à-dire que, comme lui, il est à la fois très dessinateur et très coloriste; c’est là que s’arrête l’analogie. C’est du reste une mode française que de jeter à la tête des nouveau-venus les noms des hommes célèbres des temps passés; si le pastiche était si facile à faire, je m’étonne qu’il n’ait pas été essayé plus tôt : cela aurait mieux valu que toutes ces prétendues tentatives individuelles, qui ne sont en somme que des aveux déguisés d’impuissance. Il me semble au contraire que M. Moreau est fort original; à sa façon un peu sèche peut-être de comprendre la ligne, j’inclinerais volontiers à croire qu’il est protestant; quant à sa manière d’employer la coloration et d’en tirer bon parti, il s’est inspiré de ses études sur les maîtres vénitiens ; franchement c’est son droit le plus strict, et sous prétexte que les