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de quelques retards ou de quelques violations de programmes qui choqueraient nos habitudes régulières. On aurait eu tort d’en conclure que l’unité de sentiment manquait à la fête et qu’une partie de ceux qui en devaient être les acteurs arrivaient au rendez-vous avec une sorte d’indifférence.

On a bien vu quelle était la force de l’opinion, quel sentiment faisait vibrer tous ces cœurs et quelle pensée commune les dominait, quand a commencé la cérémonie. Il s’agissait de planter, en l’honneur de Shakspeare, un chêne tiré de la forêt de Windsor et donné par la reine aux ouvriers. Lorsque les bannières des corporations sur lesquelles se lisaient en gros caractères les titres de la plupart des pièces de Shakspeare, lorsque l’étendard vert des forestiers, porté et suivi par des hommes revêtus du costume classique du moyen âge, eurent fait le tour de l’enceinte réservée aux délégués des ouvriers, l’un de ceux-ci se leva et pria publiquement M. Phelps de présider à la plantation de l’arbre. Ce jour-là, le peuple de Londres, avec un rare esprit de justice, payait sa dette de reconnaissance à l’excellent acteur qui a dirigé pendant plusieurs années, dans un quartier populaire, le théâtre Sadler’s Wells, et qui s’est imposé le devoir de n’y faire représenter que les drames de Shakspeare et de ses contemporains, afin de les mettre à la portée des classes les plus pauvres. M. Phelps, très ému, quoique habitué depuis longtemps aux applaudissemens et aux ovations, répondit qu’il remerciait les ouvriers de lui avoir permis de contempler un des plus beaux spectacles du monde, et il termina sa courte harangue en souhaitant à l’arbre populaire la destinée de l’un de ces chênes dont parle Shakspeare, qui étendent vers le ciel leurs branches couvertes de mousse. A ce moment, le spectacle de la foule présentait un grand et imposant caractère. Un soleil aussi brillant qu’il peut l’être à Londres éclairait la scène. Aussi loin que la vue s’étendait, entre l’extrémité de Regent’s Park et le sommet de la colline, on n’apercevait que des têtes humaines remuées par ces oscillations involontaires qui agitent toutes les foules. Il y avait là bien peu de gentlemen. C’étaient des prolétaires, des artisans qui venaient sacrifier une de leurs journées, peut-être même le pain d’un jour, à une sorte de devoir national, rendre hommage à la puissance du génie littéraire, à la suprématie de l’intelligence; c’étaient les serviteurs de la matière qui venaient saluer le culte pur de l’esprit; c’étaient les hommes enchaînés par leur profession aux labeurs les plus prosaïques qui venaient reconnaître et acclamer la poésie. Quel enseignement moral, et en même temps quelle révélation de l’influence qu’exerce sur la race anglo-saxonne la royauté poétique ! Tous ces ouvriers courbés sous le poids du labeur quotidien, obligés de gagner péniblement leur vie, ces manœuvres aux mains noires, au teint hâlé, aux