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douce pour nous qu’une vie peinte et pompeuse? Ces bois ne sont-ils pas plus exempts de péril que la cour envieuse? Ici nous ne sentons pas la peine d’Adam. Nous ne sentons que la différence des saisons. Quand la griffe glaciale, quand la voix grondeuse du vent d’hiver m’égratignent et soufflent sur mon corps, même lorsque je grelotte de froid, je souris et je dis : Ici il n’y a pas de flatteries. Voilà des conseillers qui me font sentir ce que je suis. Ainsi notre vie affranchie de la poursuite du public trouve une voix dans les arbres, des livres dans les ruisseaux qui courent et du bien partout. » Que chante Amiens? « Sous l’arbre vert, que celui qui aime à s’étendre avec moi et à accorder ses chants avec la douce voix des oiseaux, que celui-là vienne, qu’il vienne, qu’il vienne! Ici il ne verra d’autre ennemi que l’hiver et la tempête... Celui qui fuit l’ambition, qui aime à vivre au soleil, cherchant la nourriture qu’il mange et content de ce qu’il trouve, que celui-là vienne, qu’il vienne! Ici il ne verra d’autre ennemi que l’hiver et la tempête. » Paroles et chanson, qu’est-ce autre chose que l’éloge de la vie champêtre fait par un homme qui en sait le prix, qui l’a menée dans sa jeunesse, qui l’a déjà reprise ou qui va la reprendre pour toujours?

Shakspeare a aimé la nature; il a voulu vivre en communication étroite avec elle. Voilà une des causes, peut-être la principale cause, de son attachement pour Stratford. Voilà ce qui l’y a fait revenir souvent, voilà ce qui explique ses fréquentes absences et son prompt éloignement de Londres. La grande ville ne disait rien à son cœur. Au milieu des travaux du théâtre et des plaisirs du monde, le souvenir de l’air pur qu’il avait respiré, des scènes rustiques qu’il avait contemplées dans sa jeunesse, le poursuivait comme un regret; aussitôt qu’il l’a pu, il est retourné au sein de cette campagne que ses yeux d’enfant avaient tant de fois regardée, et vers laquelle il se sentait attiré par une irrésistible séduction. Qu’on ne croie pas cependant que son attachement pour Stratford ait diminué en lui la faculté de peindre à grands traits la nature, et l’ait amené à ne décrire que les paysages qu’il avait sous les yeux. Rien ne serait plus contraire à l’idée que nous devons nous faire de son génie. Comme tous les grands poètes, Shakspeare se sert du réel, il emprunte des traits à la réalité, mais il la dépasse sans cesse par l’élan et par l’étendue de son imagination. On ne trouverait à Stratford que le point de départ de ses peintures, la source vive et fraîche où vient se retremper son amour pour la campagne; on n’y trouverait pas tout le secret de son inspiration. Ces aspects champêtres que lui présente sa terre natale, il ne les copie pas servilement; il les transforme, il en agrandit les perspectives, et d’un coup d’aile il perce à chaque instant les horizons brumeux qui l’entourent pour aller chercher, dans l’espace illimité que lui ouvrent ses rêves, d’autres con-