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ainsi tombera dans l’oubli le langage que nous parlons, comme a disparu celui que parlaient nos pères. Toutefois, l’auteur d’un dictionnaire devant se renfermer dans les limites de la langue de son temps, force lui est de saisir au passage les mots usités à l’époque où il écrit; quelle ressource lui restera-t-il pour mettre sous les yeux du lecteur l’ensemble de cette langue changeante et fugitive qu’il ne lui appartient pas d’arrêter dans sa marche? Ce problème difficile, M. Littré a entrepris de le résoudre par la publication d’un grand dictionnaire qui, tout en indiquant les sources de la langue française au point de vue étymologique, nous fait suivre dans une série d’exemples les développemens qu’ont reçus et les variations qu’ont eu à subir tous les mots qui la composent, depuis le jour où ils se sont produits sous une forme indécise jusqu’au moment où les grands écrivains les ont consacrés par l’autorité de leurs noms. Quelques citations bien choisies suffisent à rapprocher deux mots que huit siècles séparent ; parfois aussi on aperçoit, au-delà des temps communément appelés historiques, le radical sanskrit ou zend qui se montre plein de vie sous sa forme monosyllabique. La chaîne des siècles est renouée; le langage se révèle avec les mystères de sa formation, qui n’est pas sans analogie avec celle du globe que nous habitons, et c’est ainsi qu’un ouvrage en apparence peu attrayant, un travail d’érudition, devient un livre d’une lecture agréable autant qu’instructive, parce que les mots ont leur histoire comme les hommes.


I.

Il faut commencer par reconnaître une vérité qui peut sembler au premier coup d’œil un étrange paradoxe. La langue française, qui a fait un si beau chemin dans le monde, n’en est pas moins l’une des plus mal construites de toutes celles qui se parlent aujourd’hui en Europe. Composée d’élémens très divers qui se sont amalgamés lentement et d’une façon assez incohérente, elle a grandi comme au hasard, sans obéir à ces lois constantes, invariables qui ont présidé au développement des idiomes anciens. Il ne lui a pas fallu moins de huit siècles pour se former, et durant cette longue période elle n’a fait que perdre en logique ce qu’elle gagnait en richesse. Pareille au barbare qui vit de rapine avant de défricher le sol où il va se fixer, elle a pris de toutes mains; elle a fait des incursions tantôt au nord, tantôt au midi, s’éloignant toujours de ses origines, dont elle semblait n’avoir nul souci. Dès que l’invasion romaine implante dans les Gaules la civilisation latine, le germe de la langue future est déposé sur cette terre encore inculte. Il y aura pour un temps