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que leur illustre sujet. Bref, après vingt-cinq ans écoulés depuis le temps dont je parle, — vingt-cinq ans auxquels je dois d’avoir vu l’humanité sous bien des aspects divers, — je ne crois pas m’être jamais trouvé dans un cercle social où la simplicité, le bon vouloir, la courtoisie, fussent pratiqués mieux que dans la petite cité saxonne où vécurent, où reposent le bon Schiller et le grand Goethe... »

Je ne sais si Thackeray eût jamais pu embrasser la carrière du barreau, à laquelle, paraît-il, ses parens l’avaient destiné; dans tous les cas, son séjour à Weimar ne devait pas la lui montrer sous un jour très favorable, et tout au contraire stimulait chez lui des goûts d’artiste qui prirent au début une fausse direction. Il se crut appelé à être peintre, et pendant assez longtemps, soit à Rome, qu’il visita au sortir de Weimar, soit à Paris, où on le vit assidu à copier les chefs-d’œuvre de nos musées[1], il poursuivit cette visée chimérique.

Il était venu fort jeune, à la dérobée, avec toute sorte de précautions et d’angoisses, visiter ce paradis attrayant et dangereux. On a, racontés par lui, les souvenirs de cette première escapade : 20 livres sterling (500 francs) d’économies, le désir de revoir un ami absent, le poussèrent irrésistiblement à Paris. Il profite des vacances de Pâques, et sous prétexte d’une visite dans le Lincolnshire, — abusant, non sans remords, de la confiance de ses professeurs, — il va s’embarquer à Douvres. Jamais, croyez-le bien, il ne sentira de plus vives émotions, jamais non plus elles ne s’effaceront de sa mémoire. Vous les retrouverez, palpitantes, imprégnées de leur jeunesse impérissable, jusque dans les dernières pages qu’il ait tracées. Il vient de refaire le même chemin, de revoir les mêmes lieux, et ils n’ont réveillé en lui que ses sensations d’autrefois.


« Ah! s’écrie-t-il avec un retour mélancolique, cette première journée à Calais, ces voix de femmes qu’on entendait criant dans les ténèbres au moment où le navire vint accoster, le souper chez Quillacq, la saveur inusitée des côtelettes et du vin, la voûte de calicot rouge sous laquelle je m’endormis, le carrelage en brique, la fraîche senteur des draps, le postillon merveilleux avec ses lourdes bottes à l’écuyère et sa petite queue enroulée de rubans noirs, tout cela me revient avec une netteté surprenante, et c’est là ce que je vois, non ce que j’ai présentement sous les yeux. Ceci

  1. L’écrivain de la Revue d’Edimbourg (janvier 1848) qui constate ceci à titre de souvenir personnel ajoute que, selon toute apparence, Thackeray n’aurait jamais réussi à se faire dans la peinture une profession lucrative. « Son talent, ajoute-t-il, un peu parent de celui d’Hogarth, ne se manifestait que dans les esquisses à la plume, où, pour amuser ses amis, il jetait çà et là quelque trait de mœurs, quelque situation comique. »