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grammairiens contemporains d’Ausone entraient dans les salles de notre haut enseignement, ils croiraient entrer dans leur école. Paris est un centre si brillant qu’on ne s’aperçoit pas de cette lacune; mais si l’on passe à la province, quel désert! A part quelques honorables exceptions, il ne sort des facultés de province rien d’original, rien de première main. Une ou deux tentatives qui se sont produites pour former ou continuer des écoles provinciales, bien que révélant une activité louable, ont décelé un manque de sérieux, une puérilité, une fausseté de jugement, qui attristent. Strasbourg seul, par suite de ses institutions protestantes, a gardé une forte tradition d’études propres et de solides méthodes. A cela près, toute la production scientifique va de plus en plus se concentrant à Paris. On ne cherche, on ne trouve que là. Cette brillante Alexandrie sans succursales m’inquiète et m’effraie. Aucun atelier de travail intellectuel ne peut être comparé à Paris, on dirait une ville faite exprès pour l’usage des gens d’esprit; mais qu’il faut se défier de ces oasis au milieu d’un désert! Des dangers perpétuels les assiègent. Un coup de vent, une source tarie, quelques palmiers coupés, et le désert reprend ses droits.

N’hésitons donc pas à le dire: il y a là une infériorité dont il importe de se préoccuper. Dans les voies nouvelles où est entré l’esprit européen depuis cent ans, la France cesserait de garder son rang, si elle s’en tenait à ses vieilles traditions de spirituelle légèreté. Admettons que la France soit aujourd’hui aussi spirituelle qu’elle l’était autrefois; il est bien sûr au moins que son genre d’esprit n’est pas aussi goûté. Ce n’est plus cet esprit qui fait la loi en Europe. Le groupe nombreux d’hommes intelligens qui travaille avec ardeur et succès à tirer l’Angleterre de ses habitudes arriérées est tourné tout entier du côté de l’Allemagne. L’Italie, qui s’éveille, ne vient pas à l’école de la France; elle va à l’école de l’Allemagne. La Russie y est depuis cent ans et y reste. Or c’est justement le privilège de la France de savoir se plier à tout et d’exceller même en ce qu’elle emprunte. La France, à l’heure qu’il est, est assez ignorante: elle croit qu’on lui dit des choses hardies quand on lui parle de choses élémentaires; mais, qu’on ne s’y trompe pas, demain elle sera passée maîtresse. On dirait une femme qui d’abord vous écoute sans vous comprendre, puis tout à coup vous prouve par un mot juste, vif, profond, qu’elle a tout compris, et qu’en un moment elle a deviné ce qui vous a coûté de longs efforts. En une heure, la France peut ainsi réparer toutes ses fautes passées. Il y a dans le naïf étonnement que lui inspirent les nouvelles études quelque chose de si spirituel qu’un pédant même en serait désarmé. Seulement ne nous figurons pas que, pour soutenir notre réputation, nous soyons