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toute sorte de misères philosophiquement supportées, et dont ses collaborateurs s’efforçaient généreusement d’atténuer l’amertume. Thackeray, qui dès 1835 comptait parmi eux[1], se montra un des plus dévoués. Il prêta, — il donna, tranchons le mot, — au malheureux Maginn, écroué pour dettes sous les verrous de Fleet-street, une somme de 500 livres sterling (12,500 francs), relativement considérable, et dont le sacrifice allait encore être aggravé par des circonstances décisives.

Avant de les raconter, si nous jetons un dernier regard sur ce jeune artiste, que la peinture et le culte des lettres semblent se disputer encore, nous le trouvons toujours parmi nous, guettant une à une les manifestations de la vie parisienne, et poussant la curiosité, le besoin d’émotions et d’analyse jusqu’à vouloir surprendre au passage les dernières angoisses des suppliciés. Il voulut voir mourir Lacenaire, il voulut voir mourir Fieschi (mars 1836), et s’il échoua dans ces deux tentatives, elles ne lui en avaient pas moins laissé de bizarres souvenirs. Il se rappelait surtout cette matinée de carnaval où, traversant à pied les avenues fangeuses des Champs-Elysées, il s’était vu arrêté dans le faubourg Saint-Honoré par la joyeuse cohue du bal Musard. Parmi ces masques aux vêtemens fripés, aux joues fardées, qui lui barraient le passage, plusieurs allaient se jeter comme lui sur la piste de la sanglante exécution que la police s’efforçait de tenir secrète. Sautant avec un de ses amis dans une voiture de place, il traverse les ponts et trouve la rue d’Enfer encombrée d’étudians, d’ouvriers en goguette, qui courent aussi au rendez-vous de la guillotine, à ce triste et honteux rendez-vous qui même aujourd’hui n’a rien perdu, paraît-il, de ses horribles séductions. Une grande déception les y attendait. Le spectacle manqua ce jour-là. Ni Fieschi ni son cortège ne se montrèrent, et les spectateurs désappointés rentrèrent à jeun. « Elle eût été vraiment belle, cette exécution, écrivait Thackeray, si elle s’était accomplie au milieu de ce délire tumultueux, de cette prostitution avinée qui étaient venus de si loin pour ajouter à leur festin de carnaval la bonne

  1. On en a la preuve dans un dessin du peintre Maclise, inséré dans le n° de janvier 1835, et représentant un banquet donné chez le propriétaire-éditeur, M. Fraser. On y voit figurer un jeune homme de très haute taille, dont les lunettes dénoncent la myopie caractéristique. C’est le futur auteur de Vanity Fair. Les autres personnages de cette gravure historique sont, avec Southey, Coleridge, Théodore Hook, sir David Brewster, sir Egerton Brydges, Thomas Carlyle, Edw. Irving, Harrison Ainsworth, des notabilités d’ordre secondaire comme Barry Cornwall (B. W. Procter), James Hogg, le berger d’Eltrick, John Galt, etc., — vingt-sept personnages en tout, parmi lesquels nous ne devons pas oublier M. Mahony, mieux connu des lecteurs du Fraser’s sous son pseudonyme de « Father Prout. » Carlyle et le « père Prout » paraissent avoir été les plus intimement liés avec Thackeray.