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le repousse. Nous lui plaisons par notre indépendance de jugement, nous le rebutons par notre inconstance de volonté. Il ne sait comment allier tant de courage à si peu de résolution, tant d’élans à tant de défaillances. Incapable d’un engouement absolu, incapable d’une animosité sans mesure, il est vis-à-vis de nous, autant qu’on en peut juger, dans cette situation complexe d’un homme qui voudrait et ne peut pas s’abandonner à un entraînement sympathique. Où est l’obstacle? demandera-t-on. Qui sait? répondrai-je; — peut-être ne nous respectait-il pas assez. La bosse de la vénération n’était pas très prononcée chez ce romancier tant de fois accusé de misanthropie cynique.

Ce fut peu de temps après la chute du Constitutional que Thackeray épousa, — toujours à Paris, — une jeune Irlandaise, miss Shaw, dont il eut deux filles : toutes deux sont vivantes, et l’une d’elles, digne héritière des talens paternels, donnait tout récemment au recueil par lui fondé un roman qui n’a point passé inaperçu[1]; puis il se mit à l’œuvre, soumis aux impérieuses nécessités du métier que sa mauvaise fortune lai imposait. Sa plume nomade passait obscurément d’un recueil à l’autre. On suppose qu’il fournit quelques articles au Times lorsque ce puissant journal était encore dirigé par M. Barnes, the Torch, the Parthenon, publications éphémères, le comptèrent parmi leurs collaborateurs; mais ses meilleures inspirations restaient acquises au Fraser s Magazine, où elles se multipliaient à l’ombre de maint pseudonyme. Comme Stendhal, avec qui Thackeray a plus d’un rapport, il aimait à dérouter la curiosité suscitée par ses écrits et les rancunes que ses hardiesses parfois excessives auraient pu lui valoir. Ses licences aristophanesques, ses personnalités souvent blessantes, lui semblaient atténuées par cette précaution, qui leur ôtait quelque chose de leur importance et de leur sérieux. C’est ainsi qu’il s’appela tour à tour Fitzboodle, Charles Yellowplush, Launcelot Wagstaff, Ikey Solomons, et popularisa finalement, après d’assez longs efforts, le nom de Michael Angelo Titmarsh.

Quand je connus Thackeray chez un des représentans les plus actifs du parti radical en Angleterre, il me fat présenté, ainsi qu’à un de mes amis, M. Amédée Pichot, sous ce pseudonyme de Titmarsh. Nous arrivions, recommandés par M. Armand Marrast, alors rédacteur en chef du National, chez M. L..., dont le château gothique et tout battant neuf dressait ses tourelles pentagonales sur les landes de Putney-Hill. Une femme nous ouvrit la porte en ogive, une autre nous guida dans un labyrinthe de couloirs obs-

  1. Voyez dans le Cornhill-Magazine ce récit, dont le titre est Elizabeth.