Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/1023

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une race ou même les caprices d’une génération. Pour que la science du langage s’élevât sur des bases solides, il fallait qu’on pût comparer diverses langues entre elles. Or de grands événemens donnèrent deux fois au monde ancien l’occasion de faire ces comparaisons : au moment où une armée grecque parcourut l’Asie jusqu’à l’Indus avec Alexandre, et quand toutes les nations du monde civilisé furent réunies sous la domination des Romains. On est vraiment surpris de voir que tant d’esprits curieux, qui s’étaient posé plus d’une fois les grands problèmes du langage, n’aient pas profité pour les résoudre de ces hasards heureux qui mettaient tant de langues diverses à leur disposition. Comment se fait-il, par exemple, qu’Aristote, qui tirait tant de profit des conquêtes de son élève pour l’histoire naturelle, n’ait pas songé à s’en servir aussi dans l’intérêt de la grammaire ? Comment César, un esprit si pénétrant, qui ne dédaignait pas d’étudier les pays qu’il avait vaincus, et qui d’ailleurs s’était occupé d’études grammaticales, n’a-t-il pas remarqué que la langue des Germains et des Celtes avait parfois plus d’affinités avec le latin que la langue d’Homère[1] ? C’est que les Romains, comme les Grecs, étaient trop infatués d’eux-mêmes : c’est qu’à l’exception de leur langue, de leur race et de leur civilisation, ils ne voyaient rien dans le monde qui méritât d’être étudié. Tous les peuples qui n’étaient pas eux, ils les appelaient des barbares, et ce nom méprisant et commode les justifiait à leurs yeux de ne pas prendre la peine de les connaître. M. Max Müller a raison de dire qu’en ce sens le christianisme fut un grand progrès. De tous ces barbares, il fit des frères : le préjugé qui séparait les nations tomba ; la nécessité de prêcher l’Évangile aux humbles et aux pauvres de tous les pays, le désir de faire luire partout la lumière, donnèrent à des gens intelligens et dévoués la pensée d’apprendre tous les jargons de la terre ; mais, comme le mal est toujours auprès du bien, avec le christianisme naquit une idée préconçue qui arrêta d’avance tous les progrès de la grammaire comparée. Sur quelques passages mal interprétés de l’Écriture, on admit comme un dogme que l’hébreu est la langue primitive de l’humanité et que toutes les autres en découlent. Il en résulta que pendant plus de mille ans tout le savoir des linguistes ne consista qu’à tirer, par des tours de force d’étymologie, tous les mots grecs et latins de quelque racine hébraïque. Jusqu’au XVIIe siècle, des prodiges d’habileté furent dépensés et perdus dans cette œuvre stérile. Cependant des esprits audacieux commençaient à mettre le principe en doute. Sans parler des originaux, comme Gorossius, qui prétendait que le hollandais devait être la langue parlée dans le paradis, ou des chanoines de Pampelune, qui décidèrent officiellement que c’était le basque, ou enfin d’Adam Kempe, qui, pour accommoder tout le monde, soutint que Dieu parla au premier homme en

  1. M. Max Müller fait remarquer qu’il fallait être aveugle, ou plutôt sourd, pour ne pas reconnaître l’identité du mot gothique qui signifie avoir, et qui se conjugue ainsi : haba, habais, habaith, avec le mot latin habeo, habes, habet.