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ces caprices, ces désordres, ce sacrifice perpétuel de la dignité au plaisir, c’est bien là une objection assez grave à l’optimisme mondain de Voltaire et de Lémontey. On a conté de tragiques détails sur la mort d’Adrienne Lecouvreur ; un des plus douloureux, à mon avis, et celui dont personne ne parle, c’est l’indifférence de Maurice de Saxe, ou du moins l’espèce d’embarras qu’il éprouve entre le sentiment de sa douleur et le soin de sa dignité. Quand la pauvre Adrienne fut si odieusement traitée sur son lit funéraire, quand on lui refusa non-seulement des prières, mais une sépulture, quand on fut obligé de transporter son corps la nuit dans un fiacre, et que deux portefaix, guidés par un parent, allèrent furtivement lui creuser une fosse au milieu des chantiers, à l’extrémité déserte du faubourg Saint-Germain[1], était-ce donc à Voltaire que le comte de Saxe devait laisser le soin de protester contre le fanatisme de la loi ? Ne se devait-il pas à lui-même, ce mondain très aimable et ce guerrier très philosophe, de mêler sa plainte, j’allais dire son cri, aux généreuses invectives du poète ? On assure que sa seule protestation eut lieu vingt ans après, lorsqu’il ordonna en mourant que son corps fût consumé dans de la chaux vive ; il semblait dire par là : luthérien de naissance, je suis hors la loi de ce pays, comme Adrienne pour d’autres causes ; je ne veux pas être enfoui comme elle, par pitié, dans une fosse obscure et inhospitalière. Amer ressentiment, ou plutôt outrage mérité à une loi inique ! On aimerait mieux cependant que le comte de Saxe n’eût pas attendu si longtemps pour venger Adrienne ; on aimerait mieux qu’il l’eût protégée à l’heure du péril et de la honte ; mais il faut que ces aventures-là finissent toujours de même et que le mot de Pascal se justifie : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. »

Adrienne Lecouvreur était morte le 20 mars 1730. Pendant une grande partie de cette année, nous rencontrons Maurice dans les cours d’Allemagne, non pas errant comme une âme en peine, mais cherchant les distractions et les plaisirs. Le voici à Munich, à Dresde, à Mühlberg, à ce somptueux camp de Mühlberg où le roi de Pologne, du 30 mai au 29 juin, reçut si magnifiquement les princes de l’empire[2]. Il y revoit le prince royal de Prusse, et le héros futur

  1. A l’endroit où se trouve aujourd’hui l’angle sud-est des rues de Grenelle et de Bourgogne.
  2. Cette fête laissa de brillans souvenirs dans les cours du XVIIIe siècle. En janvier 1739, à l’occasion d’un bal extraordinaire qui se préparait aux Tuileries et qui allait coûter des sommes énormes, le duc de Luynes consigne en ses mémoires ce qu’on vient de lui raconter au sujet du grand carrousel donné en 1662 par Louis XIV. Cette histoire du grand carrousel où Colbert joue un rôle fort curieux a pour but de prouver que certaines dépenses faites à propos peuvent être très productives. Le carrousel de 1662, qui devait coûter au roi un million, lui avait rapporté beaucoup plus d’un million, tous les frais étant couverts. Le duc de Luynes ajoute : « Le roi Auguste donna, il y a environ dix ans, une fête militaire encore plus magnifique que celle dont je viens de parler ; c’était un camp de paix à Mühlberg, près de Dresde. Ce camp lui coûta 33 millions. Il y avait plus de trente mille hommes de troupes. Les deux derniers jours, le roi donna à manger à toute l’armée. Le roi de Prusse y était et fut fort étonné de sa magnificence extraordinaire ; il demanda au roi de Pologne comment il pouvait faire. Le roi Auguste tira un ducat de sa poche et lui dit : « Si vous aviez ce ducat, vous le garderiez, et moi je le donne ? il me revient cinq ou six cents fois dans ma poche. » — Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV, 1735-1758, t. II, p. 334, Paris 1860. — Excellent principe, pourvu qu’on l’applique avec le génie d’un Colbert ; il serait périlleux de l’interpréter à faux. Les prodigalités du roi Auguste ont ruiné la Saxe et la Pologne ; les économies du père de Frédéric le Grand n’ont pas été inutiles à l’accroissement de la Prusse.