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les camarades de la victime, qui ne voulaient plus revoir le théâtre de ce lamentable accident.

Sur ces escarpemens où l’homme à peine peut atteindre, on conçoit qu’il n’y ait pas d’autres moyens de transport pour les blocs extraits des carrières que de les précipiter dans le vide. De distance en distance règnent des murs énormes, des bastions, comme les appellent si bien les carriers italiens. Ils sont dressés en talus, et de loin en loin sont ménagées des plates-formes horizontales qui permettent aux ouvriers de travailler, et où s’amortit la vitesse des blocs tombés des plus hautes cimes. La descente de ces monolithes, qui atteignent parfois jusqu’à trente mètres cubes de volume et pèsent plus de quatre-vingt mille kilogrammes (ce sont alors des bancs entiers détachés de leur lit de carrière), est vraiment magnifique à voir. Le géant de pierre roule avec fracas sur les débris de marbre rejetés de l’exploitation et formant talus ; il franchit dans une immense parabole les corniches des bastions et se remet à descendre. Le bruit ressemble au grondement du tonnerre répété par tous les échos des vallons. L’énorme masse est emportée par une vitesse qui va s’accélérant de plus en plus, selon les lois de la pesanteur. Si un arbre, si un autre bloc se rencontre sur sa route, alors un choc terrible a lieu : l’arbre est déraciné, tordu, broyé ; ses débris sont projetés au loin. Si ce sont deux blocs de marbre qui se choquent, le plus volumineux brise l’autre et le fait voler en éclats. Pour prévenir ces accidens, on accumule parfois devant les masses arrêtées à mi-chemin, et qui peuvent gêner la descente d’un bloc supérieur, des monticules de débris de marbre qui forment une espèce de matelas protecteur. Souvent la descente seule suffit, sur le cailloutis de la montagne, à mettre un bloc en pièces pour peu qu’il ait quelque défaut. Il se divise avec un tel fracas qu’on dirait un coup de mine, et l’analogie est d’autant plus frappante que du milieu de ces débris se dégage une poussière fumante que l’on prendrait pour la vapeur produite par l’ignition de la poudre. Après toutes ces péripéties de la chute, le bloc s’arrête enfin, comme épuisé, non sans tracer un profond sillon dans le sol, où il s’enfonce quelquefois jusqu’à un mètre. C’est alors qu’arrivent les ouvriers, munis de pinces et de rouleaux.

Cependant j’étais parvenu au point culminant où se développent les magnifiques filons de marbre statuaire, capables d’alimenter une exploitation de plusieurs siècles[1]. Je m’arrêtai à la cabane des

  1. On emploie à dessein le mot filon, que la géologie réserve pour d’autres gîtes. Non-seulement ce mot est l’expression technique dont se servent tous les carriers italiens, mais il indique encore très bien la nature toute particulière du gisement du marbre statuaire. Ce marbre est loin en effet de se rencontrer en bancs stratifiés régulièrement, comme on pourrait le croire ; il est au contraire disséminé en amas limités au milieu des autres couches de marbre, où il prend toutes les allures des véritables filons. Des plans de séparation dus à des infiltrations talqueuses ou a des dépôts ferrugineux, et que les carriers appellent les madri-macchie, les taches-mères, forment comme les salbandes ou les épontes, c’est-à-dire les lits de pose, le toit et le mur des filons. Ces filons se rendent, diminuent, disparaissent, varient de qualité d’un point à un autre, comme ceux des gites métallifères.