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des réalités de la vie. Par le sentiment religieux, l’âme entre en rapport avec l’ordre divin, et ce rapport tout personnel, tout intime, indépendant de tout dogme positif, de toute église organisée, suffit, dit-on, et doit suffire à l’homme ; c’est là, pour lui, la religion vraie et nécessaire. Certainement le sentiment religieux, le rapport intime et personnel de l’âme avec l’ordre divin, est essentiel et nécessaire à la religion ; mais la religion est autre chose encore, et bien davantage. L’âme humaine ne se laisse pas diviser et réduire à telle ou telle de ses facultés qu’on choisit et qu’on exalte en condamnant les autres au sommeil ; l’homme n’est pas seulement un être sensible et poétique qui aspire à s’élancer, par l’imagination et l’amour, au-delà du monde matériel et actuel : il pense en même temps qu’il sent, il veut connaître et croire aussi bien qu’aimer ; ce n’est pas assez, pour lui, que son âme s’émeuve et s’élève ; il a besoin qu’elle se fixe et se repose dans des convictions en harmonie avec ses émotions. C’est là ce que l’homme cherche dans la religion ; il lui demande autre chose que des jouissances nobles et pures ; il lui demande la lumière en même temps que la sympathie. Si elle ne résout pas les problèmes moraux qui assiègent sa pensée, elle peut être une poésie ; elle n’est pas une religion.

Je ne puis contempler sans émotion les troubles de ces âmes élevées qui essaient de trouver dans le sentiment religieux seul un refuge contre le doute et l’impiété. Il est beau de conserver, dans le naufrage de la foi et le chaos de la pensée, les grands instincts de la nature humaine, et de persister à ressentir les besoins sublimes dont on n’obtient pas la satisfaction. Je ne sais à quel point des esprits éminens peuvent ainsi combler, par leur sincérité et leur ferveur sensible, le vide de leurs croyances ; mais qu’ils ne se fassent pas illusion : pas plus sur les intérêts de leur avenir spirituel que sur ceux de la vie actuelle, les hommes ne se paient d’aspirations stériles et de beaux doutes ; les problèmes naturels que j’ai rappelés seront toujours le grand fardeau des âmes, et le sentiment religieux ne sera jamais la religion suffisante du genre humain.

À côté de l’apothéose du sentiment religieux se place aujourd’hui une autre tentative bien autrement grave et hardie. Loin de sonder les problèmes naturels auxquels correspondent les religions, des écoles philosophiques qui font bruit sur la scène intellectuelle, l’école panthéiste et l’école qui s’appelle positiviste, les suppriment absolument et les nient. À les entendre, le monde existe de toute éternité et par lui-même, ainsi que les lois en vertu desquelles il se maintient et se développe. Dans leurs principes et leur ensemble, toutes choses ont toujours été ce qu’elles sont et seront. Il n’y a dans cet univers point de mystère ; il n’y a que des faits et des