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rigoureuse sera toujours fataliste ; mais par là même la philosophie se corrompt et se détruit. Quand elle n’a d’autre Dieu que l’univers et d’autre homme que le premier des mammifères, elle n’est plus que de l’histoire naturelle. L’histoire naturelle est toute la science des époques matérialistes, et, pour le dire en passant, c’est là que nous en sommes ; mais le matérialisme n’est pas le dernier mot du genre humain. Corrompue et affaiblie, la société s’écroule dans d’immenses catastrophes ; la herse de fer des révolutions brise les hommes comme les mottes d’un champ ; dans les sillons sanglans germent des générations nouvelles ; l’âme éplorée croit de nouveau ; elle reprend foi à la vertu, elle retrouve le langage de la prière. Au siècle de la renaissance a succédé celui de la réformation, à l’Allemagne de Frédéric le Grand l’Allemagne de 1812. C’est ainsi que la foi renaît à jamais de ses cendres. Hélas ! l’humanité se relève pour recommencer la marche que je viens de décrire. Comme notre globe, avance-t-elle au moins dans l’espace en tournant sur elle-même, et si elle avance, vers quel but gravite-t-elle ?

Où va, Seigneur, où va la terre dans les cieux[1] ? »

Ce n’est pas vers le ciel qu’irait la terre, si elle suivait la voie où les adversaires du surnaturel la poussent. C’est, disent-ils, le propre du surnaturel qu’étant incroyable il est essentiellement antihumain. C’est précisément à quelque chose, non pas d’anti-humain, mais de surhumain que l’âme humaine aspire, et c’est du surnaturel qu’elle l’espère. Il ne faut pas se lasser de le redire : le monde fini tout entier, avec tous ses faits et toutes ses lois, y compris l’homme lui-même, ne suffit point à l’âme de l’homme ; elle veut avoir quelque chose de plus grand et de plus parfait à contempler et à aimer ; elle veut se confier dans quelque chose de plus stable et s’appuyer sur quelque chose de plus fort. C’est de cette ambition suprême et sublime que naît et se nourrit la religion en général, et c’est à cette ambition suprême et sublime que répond et satisfait en particulier la religion chrétienne. Que ceux-là donc se désabusent qui se flattent de laisser encore des chrétiens quand ils abolissent la croyance au surnaturel ; c’est la religion même en général et la chrétienne en particulier qu’ils abolissent. Il se peut qu’ils ne se fassent pas à eux-mêmes tout ce mal, et que, conservant un sincère sentiment religieux, ils se croient encore à peu près chrétiens : l’âme lutte contre les erreurs de la pensée, et le suicide moral est infiniment rare ; mais le mal se dévoile et s’exaspère en se répandant, et les

  1. Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond Scherer ; Conversations théologiques, p. 169-187.