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peut vous jeter en deux jours de Paris à Madrid. Malheureusement ici la scène change : il est impossible encore d’éviter la traversée fatigante en voiture des provinces de Tolède et d’Estramadure pour se rendre de Madrid à Badajoz, et la route à parcourir, l’une des plus importantes de l’Espagne cependant, puisqu’elle relie les capitales des deux royaumes de la péninsule, en est aussi sous tous les rapports la plus pénible et la plus ingrate.

Au mois d’août 1861, je prenais cette route, et je me hasardais dans une façon de coche qui s’engageait à me remettre intact, ou à peu près, en cinquante heures de la belle rue d’Alcala de Madrid à Badajoz. Jusqu’à Talavera de la Reyna, la campagne offre cet aspect aride qu’ont après la récolte toutes les contrées productrices de froment : paysage monotone et poudreux que pas un arbre n’égaie, plaines immenses et pelées dont les molles ondulations vont se perdre à l’horizon lointain. Vers la sierra d’Altamira, le sol s’accidente violemment ; on entre dans la région montagneuse. Rien de plus triste que ces massifs où croissent à peine quelques chênes rabougris, quelques oliviers au tronc torturé, à la verdure grisâtre, sur des versans rocailleux couverts d’une couche de pierraille stérile. Là, parmi les bruyères et les broussailles, paissent de nombreux troupeaux de chèvres au poil fauve et ras sous la garde d’un berger qui, dans ces solitudes, ne trouve guère que l’ombre du genêt. C’est de ces contrées inhabitées que sort la Guadiana, fleuve aux bords nus, dont les eaux, encaissées entre de hautes murailles de rochers, baignent à peine les racines de maigres roseaux. Si parfois, la colline s’abaissant, on aperçoit une échappée de verdure, c’est un marais fiévreux où se vautrent parmi les lauriers-roses des cochons à demi sauvages. Le laurier-rose en Espagne est toujours un indice de fièvre. Si par hasard un hameau est venu s’établir dans le voisinage d’une source d’eau pure, il faut, pour le traverser, déranger une nuée de mendians en guenilles, parmi lesquels Goya, le peintre satirique de l’Espagne, a dû prendre plus d’un de ses types. Cette partie de la péninsule, dans son isolement, semble être restée l’unique spécimen d’une époque dont la civilisation a fait disparaître les vestiges dans les autres provinces.

On arrive enfin à Trujillo, petite ville d’Estramadure fort sale, fort mal bâtie, qui n’a rien absolument de curieux, si ce n’est les vieux restes d’un château-fort perché sur une masse noirâtre de rochers granitiques qui dominent une petite vallée sans eau. La chaussée venant de Madrid s’arrête à Trujillo. Il fallut quitter notre coche et nous installer tant bien que mal dans une carriole branlante, pompeusement décorée en lettres rouges du titre de nueva trujiliana. Brisés et moulus par les cahots de l’incommode voiture