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maigre, décolorée et un peu sale que dona Fazenda publica (trésor public) ; mais soyez sans crainte, malgré son délabrement, elle est bonne nourrice : elle en a tant allaité de ces enfans qu’un fringant lord anglais, grand coureur de ruelles (enamorante), répand de par le monde !… » Telle était la façon dont le Lisbonnais se vengeait de ses gouvernans, qui prétendaient le tenir en tutelle ; mais que le pays retrouve sa liberté, la raillerie disparaît aussitôt, les colères se calment, et la royauté regagne sa popularité un instant compromise.

Dès mon arrivée, j’avais eu la bonne fortune de connaître à Lisbonne un homme dont la mort fut vivement regrettée l’année dernière, M. R. Nógueira Sóares. C’était un savant magistrat qui s’était créé, comme jurisconsulte, une place distinguée à la chambre des députés. Il était beau parleur, observateur original, et il aimait à faire part de ses observations. Ses causeries m’initièrent plus d’une fois au mouvement des groupes politiques qui président aux destinées de ce pays. Il trouvait d’ailleurs en moi l’auditeur le plus complaisant. «… Vous aurez beaucoup entendu parler de concussion et de corruption en Portugal, me disait-il. Nous sommes ainsi faits ; nous ne pouvons supporter un adversaire qui gêne nos vues ambitieuses ; nous sommes toujours prêts à exagérer les défauts de nos ennemis. Je ne sais ce qu’il y a de vrai au fond de ces accusations, mais tenez pour certain que corrupteurs et corrompus se retirent pauvres du pouvoir après avoir mené une vie plus que modeste, s’ils n’ont pas de fortune personnelle. Nous sommes souvent insuffisans, et de cela nul ne veut convenir, tout le monde se croyant appelé aux plus hautes destinées. » Un jour, il m’expliquait à peu près en ces termes les transformations successives des partis.

« En 1834, dom Pedro, régent au nom de sa fille, après avoir expulsé dom Miguel, son frère, établit définitivement la monarchie constitutionnelle et dote le Portugal d’une charte. Les chefs militaires, amis personnels du régent, et les timides se serrent autour de ce pacte fondamental, formant une sorte d’oligarchie puissante désignée sous le nom de parti chartiste. En effet, pour ce parti, la charte telle que l’avaient conçue le régent et ses auxiliaires était le dernier mot du progrès. Pendant la lutte, au milieu des dangers, s’étaient déjà manifestées des tendances plus hardies, et le groupe qui s’intitulait progressiste montrait qu’il ne voulait point s’arrêter au début. Un mouvement qui eut lieu en septembre 1836 donna le pouvoir à ces derniers. Manoel Passos, leur chef, investi d’une sorte de dictature volontairement reconnue, fut chargé de la direction des affaires, et cette fraction devint le parti septembriste. Trop fier pour plier devant les exigences des siens, Passos se vit bientôt menacé