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de chevalerie, qui fait depuis longtemps ma plus agréable occupation, a produit sur mon esprit une impression si vive qu’un jour je me suis crue transportée dans ces temps fabuleux où les demi-dieux, les héros et les rois voyageaient inconnus dans les différentes contrées du monde. Un songe, revêtu des apparences de la vérité, m’a fait voir, au milieu de la France, un jeune prince doué des qualités les plus rares et les plus aimables, que le noble désir de perfectionner ses talens attirait d’un pays éloigné chez les nations étrangères. Je m’imaginais que j’avais le bonheur d’être admise dans sa familiarité, qu’il me permettait de l’entretenir souvent, qu’il souffrait que je lui exposasse avec liberté mes opinions, lors même qu’elles contredisaient les siennes… Mon imagination s’égarant de plus en plus, je pensais avoir reçu le pouvoir de lui faire goûter un bonheur que toute la prospérité d’un long règne ne pouvait lui procurer, celui de se voir aimé pour lui-même et de connaître l’effet de son mérite sur une âme peu touchée des grandeurs et dont l’estime ne s’est point encore rabaissée. Ensuite je mêle représentais de retour dans sa patrie, au milieu des acclamations de ses sujets ; je partageais leur joie, je lui offrais les vœux sincères que mon attachement me dictait pour son bonheur et pour sa gloire ;… mais, tandis que je me livrais aux transports de mon zèle, j’éprouvais en même temps une sensible douleur de la fatalité du sort qui m’avait fait connaître un objet digne d’admiration pour le placer si haut et dans un tel éloignement que l’avantage précieux de l’avoir connu devenait un singulier malheur et une source de regrets pour toute ma vie. Tel a été mon songe. Les belles illusions qui m’enchantaient ont disparu de mes yeux ; tous les sentimens qu’elles m’avaient inspirés me sont demeurés. »


Gustave, essayant de répondre en même monnaie aux grâces apprêtées de Mme de Boufflers, lui adresse un exemplaire des lettres qu’il a, pendant son enfance, écrites en français à son précepteur, et qu’on vient d’imprimer à son insu, dit-il ; mais ce ne sont là de part et d’autre, avec cette recherche et ces réserves de modestie feinte, que des préliminaires : la politique se montre bientôt sans détours. Gustave III lui-même, dans une lettre du 14 juin 1772, aborde ce grave sujet. Il manie avec quelque inexpérience les termes abstraits qui sont à la mode, et l’on dirait qu’il répète une leçon mal apprise ; le contraste avec la facilité de son style ordinaire en devient remarquable.


«… Le spectacle que ma pauvre patrie offre en ce moment peut mériter les regards d’une personne qui réfléchit autant que vous. Le choc de la démocratie contre l’aristocratie expirante, cette dernière préférant se soumettre à la démocratie plutôt que d’être protégée par la monarchie qui lui tendait les bras, voilà la décoration que cet hiver vous aurait présentée. C’est à peu près le même tableau que j’ai vu en France à mon passage : là c’était l’aristocratie luttant contre une monarchie établie depuis longtemps ; mais ce qui était pour vous consolant, c’est que, de quelque côté que la balance l’eût emporté, votre gouvernement eût été bien réglé, au lieu qu’ici nous