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rien n’est plus inhumain que le Français indigné, et, il en faut convenir, jamais il n’eut plus sujet de l’être ; jamais une nation délicate sur l’honneur et une noblesse naturellement fière n’avaient reçu d’injure plus insigne et moins excusable que celle que le feu roi nous a faite lorsqu’on l’a vu, non content du scandale qu’il avait donné par ses maîtresses et par son sérail à l’âge de soixante ans, tirer de la classe la plus vile, de l’état le plus infâme, une créature, la pire de son espèce, pour l’établir à la cour, l’admettre à table avec sa famille, la rendre la maîtresse absolue des grâces, des honneurs, des récompenses, de la politique et des lois, dont elle a opéré la destruction, malheurs dont à peine nous espérons la réparation. On ne peut s’empêcher de regarder cette mort soudaine et la dispersion de toute cette infâme troupe comme un coup de la Providence. Toutes les apparences leur promettaient encore quinze ans de prospérité, et, si leur attente n’eût été déçue, jamais peut-être les mœurs et l’esprit national n’auraient pu s’en relever… »

Voilà assurément une hauteur de vues et de langage, une louable indignation par où Mme de Boufflers se rattache au groupe intéressant dont nous avons essayé de restituer le souvenir. Il est évident qu’elle s’est préoccupée, comme Mme d’Egmont et Mme de La Marck, du contraste entre les brillantes promesses du règne nouveau de Gustave III et l’humiliation longuement, profondément ressentie, de l’interminable règne de Louis XV ; mais sur les grands intérêts politiques il y a quelque vague dans ses sentimens et dans son langage. Elle n’a pas l’enthousiasme de Mme d’Egmont, s’élançant vers un avenir idéal et s’éprenant du jeune roi qui en doit être le héros ; elle n’a pas non plus la sagesse de Mme de La Marck, qui emprunte son inspiration au progrès de la raison publique, à son propre bon sens, et au souvenir de ce qu’il y a eu de plus digne dans un autre âge. Mme de Boufflers n’en a pas moins adopté les meilleures maximes de son temps ; elle en veut être, elle aussi, l’interprète, et elle témoigne par là, comme ses brillantes compagnes, des dispositions honorables de l’aristocratie dans cette période critique. La noblesse française, soit qu’elle adoptât ce qui n’était, hélas ! que le rêve généreux d’un chimérique avenir, soit qu’elle voulût tout au moins déraciner les plus graves des maux actuels, invoquait avec un patriotisme incontestable et une parfaite bonne foi certains triomphes de l’esprit nouveau. Loin de s’enfermer dans un étroit égoïsme, elle cherchait à propager cet esprit au-delà de nos frontières, en attendant que le moment fût arrivé d’en appliquer en France même les maximes les plus conformes au droit et à la vérité.

Il y a dans la correspondance de M. de Tocqueville une lettre éloquente sur l’obligation qui s’impose dans tous les temps aux femmes d’intelligence et de cœur de ne pas se désintéresser des grandes questions de morale et de politique à l’étude desquelles