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quelle qu’elle soit, qui se meut. Cette chose n’est pas « un petit être spirituel, » caché sous les phénomènes, comme sous des vêtemens ; c’est l’être même, spirituel ou non, dont les phénomènes sont les apparitions, les manifestations. De même que je ne comprends pas un mouvement sans quelque chose qui se meut, je ne conçois pas davantage une pensée sans quelqu’un qui pense, et ce quelqu’un n’est pas un groupe de pensées, car chacune de ces pensées, inexplicable sans un sujet, ne devient pas plus claire par son rapport avec d’autres pensées aussi inexplicables qu’elle-même. Cette condition fondamentale du quelque chose ou du quelqu’un sans lequel je ne puis concevoir soit un mouvement, soit une pensée, est ce que j’appelle la substance. C’est de la même façon que mon esprit se refuse à confondre la cause et la loi. Une loi n’est qu’une relation de phénomènes. Cette loi ne peut pas faire que les phénomènes soient, elle est seulement le mode suivant lequel ils sont ; mais qu’un phénomène commence à être, c’est-à-dire sorte du néant, c’est ce qui ne m’est pas suffisamment expliqué par la loi qui le régit, c’est-à-dire par la relation constante qui l’unit à tel autre phénomène antécédent. Comme l’a dit ingénieusement le docteur Reid (qui n’est pas un philosophe aussi naïf que le croit M. Taine), le jour et la nuit se succèdent constamment, et par conséquent suivant une loi de périodicité incontestable. Cependant jamais personne n’a pensé que la nuit fût la cause du jour, ni le jour de la nuit. Supprimer toute idée de puissance et d’activité, c’est multiplier indéfiniment les miracles. L’apparition de chaque phénomène est un miracle ; c’est une succession indéfinie de générations spontanées. Dire que chaque phénomène s’explique par le précédent, c’est confondre la raison suffisante avec la causalité. Enfin, sans quelque puissance active, rien ne serait, car, selon le mot de la scolastique, le néant ne peut rien produire ; mais, arrivée à ces dernières idées, qui sont le fond de toute raison humaine, et qui ne peuvent se ramener à d’autres, la métaphysique est désarmée, car il suffit que quelqu’un vienne dire : Je n’ai pas besoin de telles idées, pour qu’il soit impossible de lui prouver qu’il en a besoin. De telles idées ne peuvent se prouver, puisqu’elles sont premières. Notre seule ressource est d’en appeler à une raison désintéressée, non à celle qui fait les systèmes, mais à celle qui les juge, et, en dernière analyse, à ce que Descartes appelle le bon sens, « c’est-à-dire à cette puissance de discerner le vrai d’avec le faux, qui est, dit-il, naturellement égale chez tous les hommes. »

En ne voyant dans M. Taine qu’un disciple attardé de Condillac, lui avons-nous rendu suffisamment justice ? On le considère plus généralement comme un interprète des idées allemandes et de ce