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6 décembre 1741, les mêmes scènes se renouvelaient dans le palais impérial, et la seconde fille de Pierre le Grand, la princesse Elisabeth, celle-là même que les amis de Maurice avaient voulu lui faire épouser, détrônait à la fois la régente et son fils. Or, au milieu de ces tragédies, la Courlande attendait encore un souverain. Un duc de Brunswick, beau-frère de la régente, avait été élu par les états sans pouvoir obtenir l’agrément de la Pologne ; la révolution de 1741 écartait pour toujours sa candidature. Le comte de Saxe a-t-il cette fois quelque chance de succès ? Son frère, le roi de Pologne Auguste III, déclaré avoir les mains liées comme son père en 1728, et le comte de Brühl, incapable d’éprouver les haines qui avaient rendu Flemming si redoutable au fils d’Aurore de Kœnigsmark, reste pourtant fidèle à la même politique. Quels seront donc les appuis que Maurice invoquera ? La tsarine et ses conseillers intimes : la tsarine est cette Elisabeth qui se disait folle de lui au récit de ses prouesses ; ses conseillers sont le médecin allemand Lestocq et l’ambassadeur de France, le marquis de La Chétardie, ceux-là mêmes qui ont comploté le coup de main du 6 décembre et donné la Russie à Elisabeth.

C’est un singulier personnage que le marquis de La Chétardie, grand fourbe, causeur éblouissant, ami du faste et des intrigues, un des plus curieux aventuriers du XVIIIe siècle[1]. Personne n’excellait comme lui à conter les anecdotes. « Le marquis viendra ici la semaine prochaine, écrivait un jour Frédéric le Grand, c’est du bonbon pour nous. » Ces anecdotes qu’il contait si bien étaient ordinairement des révélations fort indiscrètes sur les cours où il avait joué un rôle. On l’avait vu arriver à Saint-Pétersbourg en 1739 menant véritablement un train de prince ; douze secrétaires, huit chapelains, six cuisiniers, cinquante pages et valets de chambre à grande livrée, telle était la maison du marquis. Il éblouit Berlin à son passage ; on trouve ces mots dans une dépêche de Manteuffel au

  1. Je l’appelle un aventurier, bien qu’il ait été revêtu d’un caractère officiel et accrédité par le roi de France auprès de plusieurs cours. Il lui arriva souvent de déposer ce caractère pour se jeter plus librement dans les entreprises hasardeuses. Ses témérités faillirent lui coûter cher. La Chétardie n’avait pas présenté ses lettres de crédit quand il encourut la disgrâce d’Elisabeth ; peu s’en fallut qu’il ne fût condamné comme tant d’autres à monter sur l’échafaud ou à mourir en Sibérie.