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à son tour, plante des palmiers exempts d’impôts pendant huit ans ; peu à peu il s’affranchit de la misère et du nomade en lui rachetant le sol. Ainsi se poursuit l’œuvre civilisatrice inaugurée par la sonde artésienne. Grâce à elle, la culture s’étend, et c’est le cultivateur qui en profite ; le nomade, noblement oisif, sera peu à peu dépossédé. J’ai vu ses tentes noires assiéger l’oasis de Mraier comme une bande de corbeaux affamés abattus sur un champ de blé : entourés de leurs chiens jaunes hurlant jour et nuit, ces vagabonds croupissent dans la paresse et la saleté ; chez eux, la femme est méprisée, opprimée, maltraitée, chargée de tous les fardeaux, assujettie à tous les travaux, tandis que son seigneur et maître fume majestueusement son éternel chibouk. La malheureuse créature a le sentiment de son abjection, elle se cache comme une bête fauve et n’ose pas même regarder furtivement l’étranger qui passe devant le camp. À sa vue, elle disparaît et va se blottir dans un réduit en toile caché derrière la tente, tandis que son mari trône sur les piles de coussins qu’elle a disposés pour lui. Chez le Berbère de l’Oued-Rir et du Souf, la femme est moins opprimée, plus propre et moins sauvage ; elle se voile, mais elle ose regarder un homme, sinon en face, du moins à travers la fente d’une porte ou l’embrasure d’une fenêtre. Sa condition est supportable, et là comme ailleurs cette condition donne la mesure du degré de civilisation du peuple dont elle fait partie.

Il nous reste à faire connaître les oasis du désert de sable, c’est-à-dire du Souf, district compris entre l’Oued-Rir et les frontières de la Tunisie. J’ai décrit l’aspect désolé de ces contrées où une dune aride succède à l’autre, et ou le sol, formé de sable fin, semble participer de la fluidité de l’eau. Nous avions déjà passé deux jours, le 2 et le 3 décembre, dans ce désert. Toute végétation avait disparu. J’étais monté sur un dromadaire pour embrasser du haut de cet observatoire mobile une plus grande surface du désert. Marchant d’un pas égal et mesuré, l’animal balançait sa petite tête au bout de son long cou et coupait sans s’arrêter les longues feuilles des touffes de drin[1] qui se trouvaient à sa portée. Dans les intervalles des dunes, je ne voyais rien ; mais, arrivé au sommet, le désert sans limites s’étendait devant moi. Le soleil, suspendu au-dessus d’un horizon circulaire comme celui de la mer, semblait seul vivant au milieu de cette nature inanimée. Tout à coup j’aperçois des cimes de palmiers dont je ne voyais pas les troncs ; je crois à une illusion, à un mirage ; nous avançons, les cimes se dessinent mieux, mais les troncs n’apparaissent pas. La caravane s’arrête près d’un puits à bascule ; je cours vers les palmiers, ils étaient

  1. Aristida pungens.