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sciences, vous avez la science en général, qui ne sera que la collection des sciences particulières. Est-ce ainsi que vous l’entendez ? Non sans doute ; vous voulez, vous croyez avoir une philosophie. Or cette philosophie, si elle est quelque chose, contient nécessairement des idées qui dépassent le domaine de la démonstration positive, des généralisations plus ou moins sujettes à conjectures ou à contestation, en un mot des théories, et même une théorie générale embrassant toutes les théories. Encore une fois, si elle ne contient rien de semblable, elle n’est rien. Or les savans distinguent dans chaque ordre de sciences les théories des vérités constatées et démontrées. Les théories ne leur sont que des moyens et des échafaudages qu’ils abandonnent à la liberté des interprétations. Que diront-ils donc d’une théorie générale qui embrasserait toutes ces théories conjecturales ? Pour eux, tout cela c’est de la métaphysique. Que M. Littré veuille bien interroger la plupart des savans, et il verra que sa propre philosophie leur est une chose aussi conjecturale et aussi arbitraire que le sont à ses yeux les théories des métaphysiciens. Si positif qu’on soit, on passera toujours pour un métaphysicien, c’est-à-dire pour un chimérique, à l’égard de quelques-uns. En un mot, la philosophie positive se décompose en deux élémens hétérogènes : des considérations philosophiques qui ne sont point positives, et des notions positives qui ne sont point philosophiques.

La philosophie positive obéit, comme toute philosophie, à cette tendance qui nous fait chercher en toute chose le général, et qui, de généralités en généralités, nous conduit à la plus haute généralité possible. Or d’où peut nous venir ce besoin d’une généralité toujours de plus en plus grande, s’il n’y a pas dans l’esprit humain une idée qui dépasse tous les phénomènes possibles ? Ce penchant vers la généralité n’aurait-il pas sa source dans une idée d’absolu, inconsciente d’elle-même ? Et lorsque M. Littré rejette l’hypothèse d’un absolu transcendant et nous représente la nature comme un tout complet se suffisant à soi-même, que fait-il donc autre chose que de transporter l’idée d’absolu de Dieu à la nature, et comment une telle vue pourrait-elle se disculper d’être une vue métaphysique ?

Le positivisme a donc une métaphysique, mais inconsciente. Voici comment on peut s’expliquer l’origine d’une telle philosophie. Il est des esprits qui ont été élevés et nourris dans les sciences exactes et positives, et qui cependant éprouvent une sorte d’instinct philosophique. Ils ne peuvent satisfaire cet instinct qu’avec les élémens qu’ils ont à leur portée. Ignorans des sciences psychologiques, n’ayant étudié que par le dehors la métaphysique, ils combattront