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de peintures et de narrations mêlées l’une à l’autre. L’historien, sans pitié, nous prend par la main, nous promène à travers les rues, les cours, les maisons, où sévit à mort la contagion ; il ne nous fait grâce d’aucun aperçu ; il faut boire la terreur et le dégoût jusqu’à ce trait final sur les femmes, véritable marque de fer rouge, qui dépasse toutes les audaces du pinceau lugubre d’Holbein, et que l’histoire, dans son cadre austère et général, ne peut accepter : « telle qui ne l’eût jamais été, tout à coup seule et délivrée des siens, héritière, remercie la peste. »

Mais voici une autre débauche de physiologie. Il s’agit de la duchesse de Berri, impure par sa mère, nous dit l’historien, et non moins impure par son grand-père. Chacun des ancêtres de la duchesse lui a infusé dans le sang un défaut, un vice, ou bien une souillure caractéristique ; tous ont collaboré selon leurs moyens : résultat, la folie lucide. Certes M. Michelet abuse de l’intuition : prétendre expliquer ainsi sérieusement le plus grand de tous les mystères, celui dont une science spéciale ne réussit point à trouver le mot, donner bravement un pendant aux affirmations déjà hasardées de nos phrénologues en suivant du doigt et de l’œil, dans l’obscur travail de la génération, les globules du sang héréditaire, n’est-ce pas, pour le bénéfice de conjectures amusantes, s’oublier aux problèmes et s’arroger une sorte d’omniscience qui, malgré les nobles espérances de quelques penseurs, trompera peut-être éternellement les ambitions de l’esprit humain ?

M. Michelet, dans le détail, est donc l’homme des échappées bizarres et intempérantes. Voici comment il dépeint la femme de Law : « cette beauté avait la singularité d’offrir à la fois deux personnes. Son visage, charmant d’un côté, montrait sur l’autre un signe, une tache de vin. » Il semble, n’est-il pas vrai ? que le dessinateur s’en peut tenir là, et que la postérité n’a souci des déductions plus ou moins plausibles à faire ressortir de cette esquisse. Nullement. « Le contraste, quelque peu choquant, ajoute l’écrivain, avait cependant au total quelque chose de saisissant qui rendait curieux, lui donnait les effets d’un songe, d’une énigme qu’on aurait voulu deviner. Qu’était-elle ? Le sphinx ou le sort ? » Que M. Michelet nous pardonne, le sphinx ici n’est autre que l’historien.

Tels sont dans leur ensemble les procédés de M. Michelet, telle est la marque commune à sa pensée et à son style. Sous sa plume, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, les abstractions et les raisonnemens se changent en images et en émotions. N’attendez pas de lui une narration régulière et bien cimentée ; raconter n’est pas son fait : pour résumer une série d’idées que son impatience ne lui permet pas de nous exposer méthodiquement, il aime beaucoup mieux nous ouvrir quelque perspective saisissante, sur laquelle il répand à flots les couleurs de sa fiévreuse imagination. Cette fièvre, qui tombe d’ordinaire avec les années, s’accroît au contraire en lui tous les jours, et tend les ressorts de sa machine intellectuelle jusqu’à