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influence d’une grande nation, il faut bien songer non-seulement à fortifier une frontière faible, mais à rectifier conformément aux traditions nationales, à l’histoire et à la géographie, une frontière insuffisante et mal faite.

Que les choses en soient venues dans l’Europe continentale à un point où les questions de frontières recommencent à prendre pour la France un intérêt nouveau, nous n’avons pas besoin de le démontrer. Il ne se peut pas par exemple que la Prusse se remue et cherche à s’accroître à la tête et sous le nom de l’Allemagne aux dépens du Danemark sans que nous ressentions une certaine démangeaison à notre frontière de l’est. La sensation a quelque chose de plus aigu quand on vient nous parler de l’alliance des trois puissances réactionnaires, qui n’a sans doute pas le dessein de nous attaquer, mais qui d’un jour à l’autre peut être amenée à nous contrarier dans la sphère de notre action naturelle et légitime. Historiquement et politiquement, la France a une blessure à la frontière de l’est. Lorsque sa sève se déploie vivement dans le jeu animé des libertés intérieures, elle peut moins songer à ce mal ; quand tout le monde en Europe est voué aux travaux de la paix, elle veut bien l’oublier. Certes les traités de 1814 et de 1815 ne nous ont point atteints dans les ressorts de notre puissance ; mais personne en Europe n’a intérêt à ramener nos pensées vers le douloureux traitement que nous subîmes alors, et dont le souvenir demeure encore inscrit dans le tracé de nos limites du nord-est. Quand on se reporte à cette cruelle époque, on se joint au cri d’angoisse que poussait à Fontainebleau Napoléon vaincu : « La France sans frontières, quand elle en avait de si belles ! C’est ce qu’il y a de plus poignant dans les humiliations qui s’accumulent sur ma tête… La laisser si petite après l’avoir reçue si grande ! » Nous avons sur Napoléon un avantage : l’expérience nous a appris que la paix et la liberté nous ont fait gagner en puissance effective bien plus que les témérités effrénées de Napoléon ne nous avaient fait perdre. Cependant la question des frontières subsiste pour nous comme une douleur latente et intermittente qui se réveille toutes les fois que sur le continent un traité est violé, une aspiration ambitieuse se manifeste, une combinaison d’alliances se forme en défiance de la France.

Cette affaire des frontières françaises se présente sous deux formes : il y a là une grande et une petite question. La grande question serait la réparation du mal qu’on a voulu nous faire en 1814 ; la petite serait la réparation de l’humiliation qu’on a voulu nous infliger en 1815 ! La grande atteinte nous a été portée en 1814 : c’est alors qu’on nous a enlevé le Rhin. On nous fit rentrer en 1814 dans les limites de l’ancienne monarchie française, mais sur ces limites on créa un ordre de choses bien différent de celui de 1792. Avant la révolution française, il n’y avait entre le Rhin et nous que de petits états, les électorats ecclésiastiques, les évêchés de Trêves, de Cologne, de Liège. Ces principautés ecclésiastiques nous étaient unies par