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lire dans les aspects changeans du ciel et de la mer, quand nous comprendrons bien les signes précurseurs du calme ou des tempêtes, nous n’en saurons pas assez. Il nous faudra encore demander à la mécanique et à la balistique leurs plus intimes secrets. L’élan spontané deviendra un effort réfléchi ; de froids et longs calculs nous dicteront nos résolutions. Dans cet âge poétique où la théorie cédait toujours le pas à l’expérience, nous pouvions faire campagne armés à la légère ; nous porterons désormais un plus lourd bagage. Le front insouciant du marin pâlira à son tour sur les livres. Il lui faudra, — j’ai regret à prononcer ce mot, — s’isoler pour se recueillir.

Qui eût pu pressentir un pareil changement dans un si court espace ? L’ancien ordre de choses décroît et s’éteint chaque jour comme un astre qui approche de sa dernière phase. Les vaisseaux s’en vont ! disais-je il y a vingt ans[1] ; les vaisseaux ne sont plus, puis-je dire aujourd’hui. Laissons-les au passé. Ils feront place à je ne sais quoi de plus glorieux et de plus triomphant encore. La marine d’autrefois ! ce fut la jeunesse des capitaines et des amiraux d’aujourd’hui. Y a-t-il quelque intérêt à en raviver le souvenir ? Y a-t-il pour la génération présente quelque donnée utile dans le tableau d’un passé dont l’abdication semble irrévocable et complète ? J’espère le prouver. Les derniers jours de la marine à voiles ont été marqués par de grands progrès. En France surtout, cette marine a eu, comme par une amère ironie du sort, une période de renaissance et de suprême splendeur qui semblait annoncer autre chose qu’un déclin. C’est pour cela qu’elle peut jusqu’à un certain point servir de leçon au présent, — qui sait même ? éclairer peut-être l’avenir. En vain l’art se transforme : quel que soit le moteur, l’énergie morale qui en fera l’emploi n’en gardera pas moins toute son importance. La marine a son côté technique ; elle a aussi, — qu’on me passe cette expression, — son côté humain. Le premier se modifie sans cesse, le second ne saurait vieillir. C’est à ce titre que je détache d’un livre écrit depuis longtemps dans ma pensée quelques pages de l’histoire d’hier.


I

Mon début dans la marine fut presque un naufrage. Ma première campagne vint se terminer, vers la fin du mois de septembre 1829, à la roche Mingan. J’étais embarqué sur la frégate l’Aurore, qui devait se rendre au Sénégal. Nous avions appareillé le matin de la

  1. Voyez la Marine militaire de la France dans la Revue du 1er mai 1845.