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approches de l’hivernage, qui marquaient généralement l’époque de son retour en France. Les canonnières entraient dans les rivières, et, la mauvaise saison venue, suivaient l’exemple de la frégate ou allaient se réfugier dans la baie de Gorée. Aussi était-ce cette saison insalubre, périlleuse, que les négriers choisissaient d’ordinaire pour tenter leurs expéditions. La côte leur était alors à peu près abandonnée. Quelque croiseur anglais rôdait seul aux embouchures des fleuves, mais sans oser s’aventurer au-delà. Pendant plus de la moitié de l’année, les Européens peuvent braver avec une sorte d’impunité le climat de la côte occidentale d’Afrique ; dès qu’à la saison sèche succède la saison pluvieuse, il faut, si on le peut, se hâter de battre en retraite. C’est ce que nous fîmes dès le mois d’avril. Nous avions capturé deux négriers, montré notre pavillon sur la côte, touché aux étapes traditionnelles. Notre tâche était remplie. Par exception, au lieu de rentrer en France, nous fîmes route pour le Brésil.

Ma santé avait été légèrement altérée par des fièvres qu’on appelait alors ataxiques, fièvres qui laissaient le malade, une fois l’accès passé, dans une sorte d’anéantissement moral. On jugea que l’air du pays me guérirait mieux que tous les remèdes, et on me fit passer, à Rio-Janeiro, de la frégate l’Aurore sur la canonnière la Champenoise. Dans les derniers jours du mois de mai 1830, cette canonnière fit route pour Rochefort. La Champenoise était un navire trop peu important pour qu’on eût cru nécessaire de la munir d’un chronomètre. Nous faisions donc régulièrement notre point d’après l’estime, comme le faisait Colomb, comme l’avaient fait les Portugais qui avaient découvert le Brésil, comme les Hollandais qui les en avaient chassés. Nous jetions le loch deux fois par heure, et s’il n’y avait pas eu de courant équatorial et de gulf-stream, nous aurions pu connaître assez exactement notre position ; mais nous savions qu’entraînés par ces fleuves océaniques, nous étions loin de suivre la direction apparente que nous marquait la boussole. Nous avions traversé la mer herbue. Ces masses de fucus détachées des îles qui servent d’avant-garde au continent américain ne se rencontreraient pas à une si grande distance du rivage, si les flots ne les charriaient, à travers l’Atlantique, dans une direction contraire à celle des vents régnans. Il n’y a point d’effet sans cause. La présence des immenses bancs de goémons qui passaient incessamment le long du bord eût suffi pour nous apprendre que la mer sur laquelle nous voguions n’était pas immobile. Chaque touffe d’herbes qui flottait ainsi à la dérive emportait tout un petit monde : des crabes, des mollusques, des coquilles microscopiques que notre capitaine, savant conchyliologiste, examinait soigneusement à la loupe et s’empressait de