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La Champenoise répondit sur-le-champ à l’appel de son gouvernail. Elle changea graduellement de route, et le vent, qu’on entendait à peine quand il soufflait de l’arrière, commença de mugir. Bientôt ce fut un sifflement continu à travers les cordages ; la brise indignée semblait dire à la canonnière : Ne m’affronte pas ! Cependant on orientait peu à peu le grand hunier ; le navire s’inclinait, et la vague, déroulant ses volutes, menaçait de tout engloutir. On devine de quel œil je suivais les péripéties de cette scène, nouvelle encore pour moi. La Champenoise résistait cependant. Elle tombait quelquefois lourdement sur le côté, et l’eau embarquait par-dessus ses bastingages ; mais elle se redressait toujours, elle vivait, la chétive barque ; elle avait vaincu. Nous nous aperçûmes pourtant que le grand hunier était trop lourd pour elle. Nous serrâmes cette dernière voile et restâmes sous le petit foc, en travers au vent, ballottés d’une vague à l’autre, et d’autant plus en sûreté que nous nous livrions avec plus d’abandon à la discrétion des flots.

Ces jours de cape sont des jours bien maussades. Tout craque, tout gémit à bord. Parfois une lame sourde, qui semble s’élever des profondeurs mêmes de l’océan, vient surprendre le navire au milieu de ses balancemens réguliers. La muraille frémit ébranlée, quand elle n’est pas arrachée par la vague ; le pont inondé ploie sous le faix d’une soudaine avalanche : c’est un paquet de mer qui embarque à bord. D’autres fois ce sont des meubles mal assujettis qui échappent à leurs crampons, une lourde table qui balaie le carré, fauchant tout ce qu’elle rencontre sur son passage. C’est le fracas de la vaisselle qui se brise, le tumulte des matelots renversés sur le pont, la chute des officiers projetés contre les cloisons des cabines et se débattant au milieu des chaises, un désordre, un pêle-mêle inouïs, d’affreux blasphèmes entrecoupés d’éclats de rire. On finit néanmoins par se faire à cette existence. L’homme s’habitue à tout. Dès le second jour, le corps accablé succombe au sommeil. La mer ne vous secoue plus, elle vous berce.

Pour nous, le désir d’arriver au port ajoutait encore aux contrariétés de notre situation. Il faut qu’un capitaine soit doué d’une certaine dose de fermeté pour résister en semblable occurrence à la pression qu’exercent presque toujours sur lui les impatiens dont il est entouré. Toutes les physionomies lui reprochent sa timidité. Ses ordres n’obtiennent que des réponses brèves, les moindres avaries lui sont dénoncées comme des catastrophes. On dirait qu’une conspiration sourde s’est organisée pour le contraindre à livrer quelque chose au hasard. Dans la marine, on ne commence à soupçonner le danger que lorsqu’on commande. De soudaines conversions s’opèrent bien souvent alors. On voit des officiers que rien