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ravitailler dans le golfe d’Alexandrette les débris des bataillons du sultan, et nous la trouvâmes mouillée à Anamour, sur la côte de Caramanie. Elle se composait de treize ou quatorze vaisseaux, dont deux à trois ponts, de plusieurs frégates, de corvettes et de bricks. Elle escortait un nombreux convoi et était éclairée par deux navires à vapeur.

Il n’y a rien de plus routinier et de plus monotone que le service ordinaire des stations. Les bâtimens de guerre tournent presque toujours dans le même cercle, visitant chaque année les mêmes localités, s’arrêtant aux mêmes étapes. La côte de Caramanie, à peu près déserte, n’était pas comprise dans l’itinéraire de nos avisos. L’hydrographie en était aussi incorrecte que celle des régions les plus lointaines et les moins explorées. Quelques points saillans avaient été déterminés en 1819 par le capitaine Gautier dans un levé sous voiles, mais tous les détails de la côte étaient représentés, même sur une carte d’une échelle très réduite, de la façon la plus défectueuse. Je ne sais trop si de nos jours cette lacune considérable a été comblée, j’en doute. Pour nous, le mouillage d’Anamour était une découverte. Les Turcs étaient venus y renouveler leur provision d’eau à un ruisseau qui débouchait sur la plage. C’était une rade foraine sur laquelle on ne pouvait jeter l’ancre qu’en été. D’immenses massifs de roche calcaire se dressaient comme des murs à quelque distance du rivage. Nous avions devant nous les contre-forts du Taurus et les gorges désertes de la Cilicie : ni maisons, ni habitans, ni bestiaux, ni arbres même ; partout la roche nue et le silence. Cette profonde solitude causait une impression que je ne saurais décrire. Ce n’était pas la solitude d’une terre vierge ; c’était quelque chose de plus froid, de plus sombre et de plus décharné : on eût dit le squelette d’un empire. L’escadre turque ne s’arrêta que quelques jours devant Anamour. Dès qu’elle eut complété son eau, — il en faut beaucoup à des équipages qui ne connaissent pas d’autre boisson et qui ne vivent que de riz, — elle reprit la mer. Nous la suivîmes.

Pendant l’été, les vents ont dans cette partie de la Méditerranée la régularité des moussons de l’Inde ; ils soufflent presque constamment de l’ouest-sud-ouest, parallèlement à la côte. Présumant que la flotte du sultan se dirigerait sur Rhodes après avoir touché à Alexandrette, l’escadre égyptienne s’était hâtée de s’élever au vent et de doubler l’île de Chypre. Les Turcs s’évertuaient, avec leur lourd convoi, à remonter le canal qui sépare cette grande île du continent. Il y avait un point où les deux flottes devaient nécessairement se rencontrer. En effet, un matin, nous aperçûmes, en nous éveillant, quinze ou dix-huit voiles rangées en ligne à quelques milles de nous. Osman-Pacha avait conservé l’avantage du vent.