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pas du couvent et de l’école mondaine avec la même empreinte. Cette femme qu’une religieuse a formée et cet homme nourri des doctrines de tolérance, peut-être d’indifférence, mariés ensemble, sont un vivant anachronisme. La femme est du XVIIe siècle, et l’homme de la fin du XVIIIe. Admettons qu’ils vivent en bonne intelligence, elle le croyant damné, lui la jugeant fanatique. Qu’arrivera-t-il quand à leur tour ils enseigneront ? Et ils enseigneront : être père, être mère, c’est enseigner. La mère répétera sa doctrine, puisée au couvent ; le père, par prudence, se taira. Se taira-t-il ? Si même il prend cela sur lui, son silence sera commenté par ses actes. Et que pensera l’enfant de cette contradiction, aussitôt qu’il pensera ? Il condamnera l’un ou l’autre, peut-être l’un et l’autre. Plus il aura l’esprit puissant, plus vite il perdra le respect.

Une modification semble en ce moment se faire dans les mœurs. Au sortir de la restauration, qui avait voulu forcer tout le monde à être catholique, on ne rêvait que tolérance. Si le clergé était tolérant, c’est-à-dire s’il donnait ses bénédictions à tous les mariés et à tous les morts sans acception de doctrines, on lui en faisait un titre d’éloges. De même, quand un philosophe évitait les sujets de controverse avec l’église, Dieu sait au prix de quelles concessions ; quand il distinguait avec subtilité les questions religieuses et les questions philosophiques, quand il prenait grand soin de ne pas empiéter sur le domaine théologique, non par peur assurément, mais par esprit de méthode, rigueur scientifique, amour éclairé de la paix, on applaudissait à cette prudence. Le grand point était de ne pas provoquer de scandale et de faire vivre la religion et la philosophie côte à côte, sans se confondre, mais sans se quereller, en feignant de part et d’autre d’oublier leurs dissentimens. C’était l’ère du pouvoir temporel, des concordats, des religions de la majorité qui ne sont plus des religions d’état, des universités bien pensantes, quoique laïques ; en un mot, c’était l’ère de l’indifférence.

La chose en soi n’est pas bonne ; elle ressemble de trop près à l’hypocrisie. Le résultat le plus clair, c’est d’opérer la paix par la suppression des croyances ; ubi solitudinem fecerunt… Aujourd’hui l’opinion n’est plus aux compromis. Elle veut qu’on se prononce entre la foi et l’incrédulité, entre une foi et une autre. Au lieu de crier contre le clergé qui repousse le mort, elle crie contre le mort qui veut finir son rôle terrestre par un mensonge. Elle ne tourne pas au fanatisme, car elle ne demande ni oppression, ni exclusion ; mais si elle accorde à tout le monde le droit de penser librement, elle impose à chacun le devoir de professer hautement sa doctrine. Bref, elle veut mettre la tolérance par respect à la place de la tolérance