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ture grecque comme une œuvre tout à fait spontanée, sans liens avec le dehors et avec le passé. La critique a établi une connexité visible entre cette civilisation qui a brillé d’un si vif éclat et les civilisations antérieures mal connues, mais qui appartiennent encore pourtant à l’histoire. Enfin, par-delà celles-ci elles-mêmes, on entrevoit un passé plus lointain encore, qui ne se manifeste que par des systèmes grammaticaux, des symboles, des signes numériques particuliers. Plus grand chaque jour se montre le rôle de l’Asie dans cette ténébreuse antiquité. Du vaste continent dont l’Europe ne semble qu’une excroissance ne sont pas seulement sorties nos races, mais encore nos idées philosophiques, religieuses, scientifiques. L’histoire de notre civilisation, qui a pu sembler si courte tant qu’on n’a pas regardé hors des frontières de l’Europe, s’étend à d’incalculables distances quand on la rattache à ce passé que l’érudition patiente cherche à reconstituer aujourd’hui avec quelques débris, comme le naturaliste restaure des espèces perdues à l’aide de quelques ossemens. N’est-il pas bien remarquable, par exemple, de constater l’extrême antiquité du système décimal ? Si loin que remontent les traditions, on le retrouve, et pourtant l’arithmétique décimale a dû être précédée d’une arithmétique plus grossière qui ne connaissait que des unités successives, sans les subdiviser en groupes réguliers.

Cette lente évolution des idées fondamentales qui servent de base aux sciences offre les phénomènes les plus saisissans. Le dernier chiffre que l’arithmétique ait découvert a été le zéro. Il est né en quelque sorte spontanément dans plusieurs endroits à la fois et vers la même époque, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Il est tombé, comme un fruit mûr, de l’arbre de l’arithmétique, et, avec le secours de ce précieux, de cet indispensable symbole, l’arithmétique de position a pu se constituer sur des bases définitives. L’histoire du zéro forme une des parties les plus intéressantes du livre de M. Cantor ; elle montre par un exemple de plus que les idées se développent dans l’esprit humain suivant un ordre logique. Tout se tient dans l’ordre mental comme dans l’ordre des faits. L’humanité enfin a une histoire intellectuelle comme elle a une histoire extérieure et matérielle. Il ne faut donc pas que les nations et les races aient souci seulement de cette gloire bruyante que célèbre l’histoire ordinaire ; il importe qu’elles restent fidèles aux choses de l’esprit, et ne laissent jamais pâlir cette flamme que nul doigt ne peut toucher, mais qui colore toutes choses de ses rayons.

Auguste Laugel.