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« Malheureux que j’étais, nous dit-il, je jeûnais et lisais ensuite Cicéron. Après avoir souvent passé les nuits sans dormir, après avoir répandu des larmes que le souvenir de mes fautes arrachait du fond de mon cœur, je prenais Plaute dans mes mains. Si quelquefois, rentrant en moi-même, je voulais lire les prophètes, leur style simple et négligé me rebutait, et parce que ma cécité m’empêchait d’apercevoir la lumière, j’accusais le soleil et non mes yeux… Il me vint, vers le milieu du carême, une fièvre interne qui, trouvant mon corps tout épuisé par le manque de repos, acheva de le consumer. Je me refroidissais peu à peu, seulement ma poitrine gardait un peu de chaleur, et on pensait déjà à m’enterrer. En ce moment, je fus tout d’un coup ravi en esprit et amené devant le tribunal du juge. Il en sortait une si grande lumière, et tous ceux qui l’environnaient. jetaient un tel éclat que, m’étant prosterné par terre, je n’osais lever les yeux vers lui. On me demanda quelle était ma profession. Je répondis que j’étais chrétien. « Tu mens, me dit le juge, tu es cicéronien et non pas chrétien, car où est ton trésor, là est ton cœur. » Ces paroles me fermèrent la bouche. Il ordonna qu’on me fouettât ; mais ce châtiment m’était encore moins sensible qu’un vif remords de ma conscience. Je disais en moi-même ce verset du psaume : « Qui vous rendra gloire dans l’enfer ? » Je m’écriai enfin en pleurant : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi ! » On n’entendait que cette parole au milieu du bruit des coups. Enfin ceux qui étaient présens, se jetant aux pieds du juge, le prièrent de pardonner à ma jeunesse et de me donner le temps de faire pénitence, pour me punir ensuite sévèrement, s’il m’arrivait encore de lire des livres païens. Moi, pour me tirer de l’extrémité où je me trouvais réduit, je lui fis serment, et lui dis en le conjurant par son saint nom : « Seigneur, si je garde dorénavant et si je lis jamais des livres profanes, je veux qu’on me traite comme si je vous avais renoncé. » Sur ce serment, on me laissa partir, et je revins au monde. On fut surpris de me voir rouvrir les yeux ; mais ils étaient baignés d’une si grande abondance de larmes, la douleur dont je paraissais pénétré était si poignante, que les plus incrédules durent ajouter foi à ma vision. »


Était-ce vision ? était-ce rêve ? Jérôme, dont la puissante imagination savait donner un corps aux plus vagues illusions de la pensée, se le demanda plus d’une fois, et heureusement pour sa gloire et pour celle du christianisme occidental il finit par n’y voir qu’un rêve ; mais l’envie resta plus crédule que lui. À mesure que sa renommée s’étendit, que son talent, nourri des fortes études profanes et qui en portait le cachet, s’éleva et domina tous les autres, la tourbe des esprits médiocres et jaloux cria plus fort au parjure, et vint lui opposer impudemment à lui-même son rêve comme une vision.

L’esprit de Jérôme se rasséréna peu à peu : il s’arrangea une vie d’études entremêlée de pratiques d’ascétisme ; il vit plus fréquemment Évagre, qui lui apportait des livres et lui procura des scribes