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de Flandre y assista, et il était très mécontent de n’avoir pas pris pour femme la fille du roi ; mais il était tard pour le désirer. L’empereur partit avec sa femme et retourna à Constantinople, où il vécut pendant douze ans avec elle ; ils n’eurent pas d’enfans, ce qui les affligeait fort.

Triste et dépité contre lui-même, Baudoin quitta la cour de France et s’en alla avec ses barons en sa ville de Noyon où il séjourna trois jours. Le quatrième jour, il voulut aller chasser dans la forêt de Noyon ; il prit ses veneurs, ses officiers de chasse, ses chiens, et il tenait à la main un grand et fort épieu. Une fois en forêt, ils trouvèrent un sanglier qui était très grand, très fort et noir comme un Maure. Il se fit chasser longtemps par les chiens et les veneurs, puis, se retournant, il occit quatre des meilleurs chiens de la meute, ce qui courrouça si fort le comte qu’il jura qu’il ne quitterait point la chasse avant d’avoir tué ce sanglier. Il le suivit donc avec acharnement, et, comme il avait un fort bon cheval, il arriva longtemps avant tous ses veneurs dans un fourré épais où le sanglier s’était retiré. Il prit alors son épieu à deux mains et dit au sanglier :


                Porc, vous tournerez par-deça ;
Car au comte de Flandre jouster vous conviendra.


Le sanglier, furieux et la gueule écumante, se jeta sur le comte, qui de son épieu le frappa si rudement dans l’échine du dos qu’il le renversa par terre, l’assomma et s’assit dessus, demeurant tout pensif et tout ébahi de ce que ses gens ne venaient pas le trouver. Comme il était assis sur le sanglier, il vit venir vers lui une pucelle qui chevauchait toute seule sur un palefroi noir qui allait l’amble. Personne ne l’accompagnait. Et tantôt se leva le comte, alla au-devant d’elle, la saisit par le frein et lui dit : « Dame, de par Dieu, soyez la très bien venue ! » La dame le salua très doucement, et le comte de Flandre lui demanda : « Pourquoi, dame, allez-vous ainsi seule et sans compagnie ? » Elle lui répondit gracieusement : « Sire, ainsi le veut Dieu le père tout-puissant. Je suis fille d’un roi d’Orient qui me voulait marier sans mon octroi ; mais je jurai et à Dieu fis serment que je n’épouserais jamais mari, si je n’avais le plus riche comte.de la chrétienté. Ainsi je me séparai de mon père par mécontentement et j’avais avec moi grande compagnie ; mais je me suis échappée d’eux, car je craignais qu’ils ne me voulussent ramener à mon père, et j’ai promis à Dieu que jamais je ne retournerais vers mon père jusqu’à ce que j’aie trouvé le comte de Flandre, que l’on m’a tant loué. » Alors le comte regarda la pucelle et il pensa longuement à ce qu’elle disait ; il se plaisait à voir la contenance