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des traits du caractère de Baudoin, son orgueil par exemple, et elle tire de cet orgueil toute l’histoire privée de Baudoin, à peu près comme Molière tire du caractère de ses héros les événemens du drame où il les fait figurer. C’est par orgueil qu’il refuse la fille du roi de France, et par orgueil qu’il épouse le diable. Comment Baudoin ne céderait-il pas à l’ascendant de cette belle damoiselle qui, fille d’un roi d’Orient, s’est mise en course pour venir épouser le prince le plus riche et le plus puissant de l’Occident, c’est-à-dire le comte de Flandre ? Ce soin qu’a la légende d’approprier l’histoire de ses héros à leur caractère méritait qu’on le remarquât ; mais ce que je veux surtout remarquer, c’est la prépondérance que la légende donne volontiers à la biographie sur l’histoire. La grande affaire de la légende est de nous intéresser à ses personnages ; or on ne s’intéresse véritablement aux personnages qu’à la condition de connaître leur vie privée. Nous pouvons bien nous souvenir d’eux à cause de leur vie publique : ils font partie alors des événemens auxquels ils ont été mêlés, leurs noms sont des faits de l’histoire ; mais si vous voulez nous y intéresser tout à fait et en faire des objets de notre affection ou de notre culte, il faut nous raconter leur vie privée. Les saints des légendes pieuses nous touchent par les bonnes actions de leur vie privée ; les héros des légendes profanes nous touchent par leurs aventures et leurs passions particulières. L’homme n’entre que par le récit de sa vie privée dans le roman et dans le drame, c’est-à-dire dans la littérature, qui a pour but de plaire et d’émouvoir. J’oserais même dire que l’histoire n’est vraiment complète, quand elle parle d’un personnage important, que si elle ajoute au récit de sa vie publique quelques traits de sa vie privée. Voyez, par exemple, ce que ces traits donnent de relief à la figure historique de Henri IV. Otez le Béarnais, le fondateur de la moderne monarchie française n’est pas moins grand, mais il plaît moins. C’est le diminuer que de n’en plus faire qu’un roi ; il faut y laisser l’homme.

Je ne crains même pas à ce propos de prendre dans l’histoire de notre temps deux exemples qui m’ont toujours beaucoup frappé. Je ne sais pas comment nos neveux écriront l’histoire de notre temps ; mais je sais qu’ils se priveront d’une grande cause d’intérêt, si à la vie publique de deux princes qui ont régné sur la France, le roi Louis-Philippe et l’empereur Napoléon III, ils n’ajoutent pas quelques récits et quelques traits de leur vie privée. Le destin de notre siècle semble avoir voulu que les princes appelés à régner sur la France aient traversé plus ou moins longtemps la vie privée avant de monter sur le trône. L’histoire aurait grand tort de négliger ce trait caractéristique de notre siècle. Et comment le