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n’est qu’aujourd’hui que les manuscrits de ces mémoires, transmis à l’état, sont devenus la propriété de tout le monde, et que ces récits de prison peuvent paraître complets, entiers, sans réticences, au risque de servir la vérité plus que Mme Roland elle-même.

Et ces lettres jusqu’ici inconnues de Mme Roland à Buzot, qui lient désormais ces deux noms d’un lien indissoluble, qui dissipent le mystère de la vie intime de cette femme supérieure, ces lettres ont assurément une histoire curieuse. Buzot les portait sans doute sur lui comme le plus précieux trésor, lorsqu’après la dispersion des girondins il allait mourir de désespoir et de faim près de Saint-Émilion, dans un champ de blé où il fut trouvé avec Pétion à demi dévoré ! Elles servirent probablement à le faire reconnaître. Que sont-elles devenues depuis ? Elles se sont perdues innomées dans des liasses obscures. Ces lettres exaltées, brûlantes de passion, écrites par une femme captive à un homme errant, ont été aux vieux papiers ! Un jour de l’année dernière, elles se sont trouvées vendues aux enchères avec une tragédie de Salles le girondin sur Charlotte Corday, avec des lettres de Buzot lui-même et de Barbaroux[1], avec des manuscrits de mémoires inédits de Louvet, de Pétion ! Et ce portrait de Buzot que M. Dauban joint à son édition, — car tout y est, portraits, inscriptions autographes, fac-similé, — ce portrait de Buzot, d’où vient-il ? Où a-t-il passé avant de venir prendre sa place au frontispice de ces pages ? Mme Roland le tenait peut-être serré sur sa poitrine lorsqu’elle montait à l’échafaud. Elle l’avait du moins dans sa prison, « la chère peinture, dear picture, cachée à tous les yeux, sentie à tous les momens et souvent baignée de ses larmes. » Ce fut peut-être le bourreau qui recueillit ce portrait tout chaud encore des dernières palpitations de ce cœur intrépide. Depuis, il a disparu ; on n’en connaissait même pas l’existence. Il a fallu récemment l’œil d’un chercheur, d’un curieux de toutes les reliques révolutionnaires pour l’aller découvrir dans le bric-à-brac d’un étalage vulgaire de banlieue. Entre l’image et l’encadrement se trouvait un papier plié, de forme arrondie, où de sa main même, de sa plus fine écriture. Mme Roland avait tracé une notice enthousiaste sur Buzot. Cette petite miniature traînant à terre au milieu des légumes d’un marchand de Batignolles et retrouvé par M. Vatel, l’auteur d’une histoire du Procès de Charlotte Corday, était tout simplement le débris d’un grand drame, et par une sorte de complicité du hasard ces découvertes singulières ont été faites en

  1. La tragédie de Charlotte Corday du girondin Salles vient d’être publiée par M. George Moreau-Chaslon, qui a fait l’acquisition du manuscrit ; c’est l’œuvre d’un proscrit rimant sur le ton déclamatoire de l’époque des vers de tragédie à la veille de mourir et sur une héroïne morte de la veille.