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vie interne. Cette voie est tellement naturelle que M. Destrem y rentre de lui-même et y cherche la vérification expérimentale des propositions alignées dans son tableau; sur ce terrain, il se montre tout autrement fort et convaincant que lorsqu’il combine des majeures et des mineures d’où il tire des conclusions. Ses analyses sur le vif, trop courtes, mais profondes, ses exemples d’activité libre, trop rares, mais bien choisis, et développés dans un style parfois rude et bizarre, mais toujours ferme, réveillent dans le lecteur la pleine conscience de l’énergie personnelle. A ceux qui remplacent la cause, la substance, la personne par des groupes de mouvemens présens ou possibles et des groupes de pensées présentes ou possibles, il oppose cet argument, que M. Taine n’a pas réfuté et ne réfutera pas : s’il n’y a en nous que des pensées, des modalités pures, sans esprit ni corps, il faudra dire qu’une simple qualité se connaît, se pense et s’observe, et ces termes devant lesquels l’esprit de système n’a pas toujours hésité sont aussi dépourvus de signification que le propos qu’on tiendrait si l’on parlait d’un œil qui écoute et d’un odorat qui voit. — A ceux qui, oubliant la vie elle-même et son éloquente réalité, nous représentent la suite de nos libres démarches comme une chaîne dont le premier anneau est à l’infini, c’est-à-dire on ne sait où, et le premier moteur nulle part, nous poserons de notre côté ce dilemme : ou vous êtes une cause libre, et alors votre système s’écroule, ou vous n’êtes qu’une pièce quelconque dans une machine immense mue par le hasard, et alors je n’ai rien à vous dire, et vous rien à me répondre : les ressorts d’une montre ne discutent pas entre eux. Mais non; vous écrivez aussi bien pour moi que pour d’autres; vous m’estimez donc capable de modifier mes pensées d’après les vôtres; je vous réponds, et vous vous croyez capable de résister à mes argumens. Nous sommes donc des êtres libres, et ainsi vous-même, vous en convenez.

De ce grand fait de notre liberté, dont nul homme, quoi qu’il dise, n’a jamais dépouillé la conscience, M. Destrem conclut que la prescience divine n’existe pas, du moins par rapport à nos actions libres, parce que cet attribut de l’intelligence infinie rendrait nos actes prédéterminés et par conséquent nécessaires. Il lui répugne d’ailleurs de concevoir Dieu « comme un sorcier immense » devinant l’avenir. Toutefois, comme il croit aux perfections divines et que sa raison ne consent pas à les atténuer, il se persuade que Dieu, afin de nous laisser libres, limite lui-même son intelligence, et reste à l’égard de nos actes dans l’état d’imprescience volontaire. Le mot est neuf, comme l’idée. On sera frappé de cette théorie originale qu’un esprit médiocre n’eût pas inventée. Quelle en est toutefois la valeur? Il eût été désirable que celui qui la propose l’eût approfondie dans