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vers la ville si pittoresque de Châtillon ou qu’on remonte du fort de Bard dans le val de Lys, jamais on ne se lasse de ce contraste. Là-haut nul être vivant, l’inertie et le froid éternels ; ici les noyers et les immenses châtaigniers couvrant les collines de leur ombrage épais, mille fleurs aux couleurs éclatantes, des oiseaux dans les arbres, des papillons dans les prairies, de charmans lézards verts sur tous les murs et de grandes vipères coupant parfois les sentiers, en un mot toutes les manifestations d’une vie intense. L’homme seul ne prospère pas dans cet air trop lourd ; il se déforme et s’animalise jusqu’à devenir cet être hideux qu’on rencontre avec dégoût dans toute la vallée d’Aost.

Autant la population est laide et dégradée dans cette atmosphère affadissante qui ne convient qu’aux végétaux, autant elle est énergique et belle dans les vallées supérieures qui aboutissent au massif central. Dans le val de Lys, à Gressoney-Saint-Jean[1], les femmes sont superbes d’allure ; presque toutes portent un jupon de laine rouge qui retombe à gros plis et une veste bleue qui dessine leur taille élancée et souple. Leur démarche a cette fierté que la statuaire prête aux déesses antiques. Le rude travail qu’elles font en l’absence des hommes n’a ni alourdi leurs traits d’une exquise finesse, ni courbé leur imposante stature. Saussure fut très frappé de la vigueur extraordinaire de ces amazones du Mont-Rose ; elles portaient ses lourdes caisses d’échantillons minéralogiques là où ne pouvaient arriver les mulets. Elles réunissent parfois la force d’un portefaix à la grâce d’une princesse d’Homère.

Pour bien se rendre compte du relief du massif, il faut faire ce que l’on appelle le tour du Mont-Rose. On franchit alors successivement par une série de cols tous les contre-forts qui arc-boutent le nœud central de soulèvement. En descendant du Théodule, on arrive par le passage des Cimes-Blanches (9,300 pieds) à Saint-Jacques d’Ayas dans le val Chalant. Le col de Betta-Furka (8,406 pieds) mène ensuite dans le val de Lys, à Gressoney, d’où l’on passe par le col d’Ollen (8,956 pieds) dans le val Sesia. D’Alagna, neuf heures de marche vous conduisent par le col du Turlo (8,526 pieds) dans le val Quarazza d’abord, puis dans le val Anzasca, à Macugnaga ; de là on revient à Zermatt par le Weissthor en profitant d’une dépression de la ligne de faîte du Mont-Rose lui-même, mais non sans quelques difficultés, car du côté italien il faut escalader un préci-

  1. Il est un bien petit détail, mais dont l’intérêt n’échappera pas au voyageur : c’est que dans la plupart de ces hameaux on rencontre de très bonnes auberges, surtout à Gressoney, chez le syndic Lenty, en vue de la belle montagne de Lyskam. On est étonné de retrouver au fond de ces vallées perdues, où tout arrive à dos de mulet, le comfort des grandes villes. Les familles italiennes commencent à y faire leur villeggiatura.