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nance jusqu’à l’entretenir avec une complaisance extrême des charmes d’âme et de visage de la fameuse Elisa Draper ? Mais, cette réserve faite, il faut reconnaître que Sterne se montre dans ses lettres un très tendre père. Il aime sa Lydia, comme sa nature le rendait capable de l’aimer, c’est-à-dire avec trop d’indulgence et de familiarité. Ce n’est pas là, on s’en doute bien, l’amour paternel dès âmes nobles et fortes, ce n’est qu’un grand enfant qui en aime un autre plus petit ; mais pouvait-on demander davantage à ce cœur étourdi ? Il y a un vrai plaisir à rendre cette justice au pauvre Laurence ; on a tant de raisons d’être sévère pour lui !

Mais le mariage a d’autres devoirs que ceux qui regardent les soins matériels du ménage, et ces autres devoirs, Sterne les éluda toujours ou les viola ouvertement. Nous ne savons pas quelle fut sa conduite pendant les vingt premières années de son mariage ; mais au moment où les ténèbres se dissipent, à l’époque de la publication de Tristram Shandy, nous trouvons Sterne en coquetterie réglée avec une jeune dame d’origine française, appartenant à une famille huguenote dont les biens avaient été confisqués pour cause de religion. Cette jeune dame, qui habitait York avec sa mère, se nommait miss Catherine Béranger de Fourmantelle. M. Fitzgerald prétend que ces relations se bornèrent à une passion platonique du genre enjoué, à ce qu’on appelle aujourd’hui en Angleterre une flirtation. Sterne, dit-il, fut fidèle dans cette affaire à son tempérament de sentimentaliste, à cette constitution de dilettante de l’amour qui lui faisait écrire : « Il faut que j’aie toujours quelque Dulcinée en tête. » Je ne demande pas mieux que de le croire ; je me permettrai seulement de faire remarquer que cette passion platonique a un singulier ton et parle un singulier langage. Ce n’est pas parce qu’il tutoie la chère, chère Kitty, comme il appelle miss Catherine ; une des manies de Sterne était invariablement de tutoyer les objets de ses passions : il tutoie Elisa Draper, il tutoie même lady Percy, grande dame pour laquelle il eut un de ces caprices de tête qui le prenaient si souvent, et à qui il écrit la plus insensée et la plus rusée des lettres, lettre qui commence par ces mots incroyables : « Chère belle dame, quel torchon tu as fait de mon âme ! » Mais que penser d’une passion platonique qui s’exprime dans des termes pareils à ceux-ci : « Si ce billet vous trouve encore au lit, vous êtes une petite paresseuse, une petite coquine de dormeuse[1] ? » — « Qu’est-ce que la douceur du miel comparée

  1. J’ai traduit poliment. Le texte porte a lasy, sleepy little slut. Slut a une vilaine signification, et si en français c’est un terme d’amitié que d’appeler un enfant petit gamin ou petit polisson, ce serait une insulte que d’appeler ainsi un jeune homme de vingt ans. Ce sera bien pis si, au lieu d’être adressée à un jeune homme, une telle expression est adressée à une jeune femme ; alors elle ne peut être qu’une de ces deux choses, ou la plus méprisante des insultes, ou le témoignage de relations du genre le moins sévère. Il est vrai que Sterne appliquait ce mot même à sa fille, « Lydia, écrit-il, est la plus accomplie petite coquine qui se puisse voir. »